Dans la guerre que se livrent la Cour de Justice et le Tribunal constitutionnel allemand, Karlsruhe a opté pour un bras de fer avec Luxembourg. Sous l’impulsion de son président, Andreas Vosskuhle, dont le mandat s’achevait le 5 mai 2020, l’Allemagne a reconquis un peu de sa souveraineté perdue.
Karlsruhe, gardien souverain des traités européens
Deux cent trente-sept paragraphes d’une rigueur et d’une précision juridiques remarquables font trembler l’Europe institutionnelle et monétaire. L’arrêt rendu le 05 mai 2020, à une majorité nette de sept voix contre une (7:1), par les ‘Sages’ du Tribunal constitutionnel fédéral allemand (‘Bundesverfassungsgericht’) tombe particulièrement mal en période de pandémie COVID-19 et singulièrement dans le contexte du débat, sensible en Allemagne, sur la mutualisation des dettes (à laquelle ce pays avait toujours opposé un catégorique ‘Nein Danke !’), via l’émission en commun d’emprunts couverts par une garantie solidaire.
En l’espèce, le Tribunal constitutionnel fédéral allemand fait droit aux arguments des plaignants, selon lesquels le programme d’achat d’obligations du secteur public sur les marchés secondaires (‘Public Sector Purchase Programme’, en abrégé ‘PSPP’), adopté en 2015 par la Banque centrale européenne (en abrégé, ‘B.C.E.’), viole certaines dispositions de la Loi fondamentale allemande.
Plus précisément, il est reproché au gouvernement fédéral et au parlement fédéral allemands de s’être abstenus de vérifier et de démontrer que les mesures prises par la B.C.E. pour introduire et mettre en œuvre ledit ‘PSPP’ étaient proportionnées (critère de proportionnalité), en particulier au regard de la politique économique et budgétaire de la République fédérale d’Allemagne.
Si l’arrêt du Tribunal constitutionnel fédéral allemand ne porte point un coup fatal à la politique monétaire européenne (dès le 27 mai, la Commission européenne proposait la création de l’instrument de réparation et de relance ‘Next Generation E.U.’, doté d’une enveloppe de 750 milliards d’euros), il rappelle opportunément la mission essentielle d’une juridiction suprême d’un Etat Membre: dire strictement le droit (dans une perspective presque légaliste), en faisant fi de toute considération d’opportunité, motivée par le contexte politique et/ou économique. On ne peut qu’espérer qu’une telle droiture dans l’exercice de la fonction juridictionnelle inspire d’autres juridictions nationales ou internationales.
Quand les juges se font la guerre
En statuant ainsi, le Tribunal constitutionnel fédéral allemand s’écarte toutefois de la solution retenue par la Cour de Justice européenne (‘C.J.’) dans son arrêt du 11 décembre 2018 (arrêt dit, ‘H. Weiss et consorts, C-493/17’). A titre de rappel, cette dernière avait été saisie par voie d’une question préjudicielle posée précisément par le Tribunal constitutionnel fédéral allemand dans le cadre de plusieurs litiges constitutionnels portant sur diverses décisions de la B.C.E., sur le concours apporté par la Banque fédérale d’Allemagne à la mise en œuvre de ces décisions (ou sur sa carence alléguée face auxdites décisions), ainsi que sur celle du gouvernement fédéral et du Parlement fédéral allemands face à ce concours et aux mêmes décisions.
En l’occurrence, les requérants au principal avaient fait valoir, en substance, que les décisions de la BCE en cause constituent, ensemble, un acte ‘ultra vires’, en tant qu’elles enfreignent la répartition des compétences entre l’Union européenne et les États Membres (telle que prévue à l’article 119 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne, en abrégé, ‘T.F.U.E.’), « dès lors qu’elles ne relèvent pas du mandat de la BCE, défini à l’article 127, §§1er et 2, T.F.U.E., ainsi qu’aux articles 17 à 24 du Protocole nr. 4 sur les statuts du Système européen de banques centrales et de la Banque centrale européenne, et qu’elles violent l’article 123 T.F.U.E. »; ils soutenaient également que ces décisions violent le principe de démocratie consacré par le ‘Grundgesetz’ (Loi fondamentale allemande) et portent atteinte, pour cette raison, à l’identité constitutionnelle allemande.
Au terme d’un arrêt très long et très motivé, la Cour de Justice avait néanmoins conclu qu’aucun élément n’était de nature à affecter la validité de la décision de la B.C.E., concernant le ‘PSPP’.
Toutefois, pour le Tribunal constitutionnel fédéral allemand, la Cour de Justice européenne n’a pas contrôlé correctement ou, à tout le moins, suffisamment le respect, par la B.C.E., du principe de proportionnalité, en ne tenant pas suffisamment compte des effets du ‘PSPP’ sur la politique économique et budgétaire, laquelle demeure du ressort des Etats Membres. En d’autres termes, le contrôle de proportionnalité exercé par la Cour de Justice européenne est limité strictement aux effets ou conséquences des décisions de la B.C.E. sur le plan monétaire, tandis que celui exercé par le Tribunal constitutionnel fédéral allemand tend à prendre également en considération ceux ou celles qui concernent la politique économique et budgétaire d’un Etat Membre. Ainsi, ce que reproche le Tribunal constitutionnel fédéral allemand au raisonnement de la Cour de Justice européenne, c’est d’avoir procédé à un contrôle de proportionnalité en quelque sorte à minima.
Un retour à une certaine souveraineté ?
Il est remarquable de constater qu’une fois de plus, le Tribunal constitutionnel fédéral allemand fait preuve d’une indépendance courageuse, tant à l’’égard des pouvoirs exécutif et législatif allemands qu’à celui de la Cour de Justice européenne. Dans un son dernier arrêt qui prend des allures de testament, le Président Andres Vosskuhle rappelle à-propos que le principe de la primauté du droit européen, voulue absolue et inconditionnée par la Cour de Justice européenne au fil de sa jurisprudence, peut au contraire être balisée et limitée au regard des principes et règles constitutionnels propres à chaque Etat Membre.
Ainsi, il demeure le phare qui éclaire de sa rigueur et de son indépendance exemplaires ceux qui, tout en étant attachés à l’Etat de droit, demeurent également soucieux de préserver l’exercice d’un pouvoir souverain effectif.
Gaëtan ZEYEN