Quand le développement personnel vous le dit franchement …

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e développement personnel en question
Image par John Hain de Pixabay , le développement personnel en question

L’apparition d’une tendance « réaliste » à « contre-courant » dans cette étrange industrie attire depuis quelques années de nouveaux publics terre-à-terre ; sous le vernis des références aux philosophies anciennes, les quelques bonnes idées se noient pourtant dans une nouvelle forme de naïveté.

Le développement personnel « honnête » ou comment ne pas trouver le feu sacré

Nous arrivons à la fin – de moins en moins certaine – d’une année de remises en question généralisées sur fond de pandémonium, et sur le début du mois de février quand les trop bonnes résolutions se cassent déjà la figure. Alors qu’ils font lentement leur retour dans les rames de métro et dans les liens en description de chaînes Youtube populaires, c’est le moment de se demander si les livres de développement personnel ne proposeraient pas des méthodes crédibles pour mieux vivre ce qui nous tombe dessus.

Je ne parle pas des bibelots que l’on trouve entre des t-shirts et des cadeaux rigolos dans les concept stores. Oublions tout de suite ces guides inchangés depuis les années 80 qui se résument ou bien par la méthode Coué, ou bien par « abandonnez l’autocritique, vous êtes déjà génial ! » Cela, c’est la vieille école : celle qui n’oublie jamais d’inclure une mention légale en dernière page pour se prémunir de lecteurs qui prendraient ses conseils au pied de la lettre, voire des attentes thaumaturgiques de certains segments marketing désespérés.

D’ailleurs, si éculés qu’ils soient, des bouquins intitulés « La Pensée positive » ou « Arrêtez de vous priver » se hissent encore aujourd’hui au top des ventes sur Amazon, à l’abri des regards moqueurs. À croire qu’il y aura toujours une solide niche de marché pour la pensée magique et la flatterie rassurante.

Mais parlons plutôt de cette vague de nouveaux contenus de vlogueurs s’adressant justement à « ceux qui détestent le développement personnel ». Par des discours posés, sympa mais déterminés et consciencieux, ils amènent la curiosité de pas mal de monde vers ce type de littérature pour la première fois, qu’il s’agisse par exemple des manuels vantés par le zoomer Andrew Kirby ou des livres recensés par le millénial Captain Sinbad (Nikhil Pandey).

Largement inspirés des canons philosophiques gréco-romains, les ouvrages récents mis en avant mettent dans l’ensemble un point d’honneur à vulgariser le stoïcisme. On les trouve également infusés de pensée bouddhiste avec ici et là la trace d’écrits de Carl Jung remis au goût du jour par le psychiatre vedette Jordan B. Peterson (lui-même auteur d’un malaimé « 12 règles pour la vie » et qu’à cela ne tienne de « Beyond Order: Another 12 Rules for Life »). Or on voit maintenant cet écosystème tendanciellement masculin et propre à l’anglosphère percoler dans la francophonie au gré des traductions et des contenus calqués, avec souvent une obsession pour les routines matinales.

Cette nouvelle école ne se structure qu’autour d’un rejet véhément de la première : chaque auteur assure qu’il s’adresse à des gens sérieux de façon réaliste, soit implicitement à un public de jeunes Occidentaux qui n’ont jamais connu le monde que traversant une crise ou l’autre (en est-on au bouquet final ?) et qui ont des raisons légitimes de s’inquiéter pour leur qualité de vie future. Ces auteurs ne veulent pas nous bercer d’illusions indulgentes. Au contraire, ils ont pour noble mission de nous faire admettre que « la vie est souffrance » …et en même temps (ouf) l’écrin de tous nos rêves si nous puisons assez de bon sens en nous pour adopter leur mentalité.

Plus perso, aucun topo

En termes de succès de librairie et de poids médiatique, le plus emblématique de ces maîtres du no bullshit est sans nul doute Mark Manson, connu pour la critique du développement personnel classique étayée sur son blog de bourlingue. Son bestseller resté un temps en tête de la liste des ventes du New York Times, « L’Art subtil de s’en foutre », est paru en français chez Eyrolles.

J’ignore ce que les éditeurs hexagonaux ont jugé bon d’adapter mais si vous le lisez dans son anglais d’origine – assez pauvre et fort d’un nombre de coquilles étonnant au vu des tirages – vous comprendrez vite que le texte se veut aussi familier que son titre de bout en bout. Il y a de quoi rire en voyant ces pages parsemées de « fuck » censément subversifs (si vous avez connu les émissions MTV des années 2000 pleines de bips sonores). Vous serez surpris par le nombre de digressions où l’auteur règle ses comptes non seulement avec son plus jeune lui mais aussi avec des ex à nom d’emprunt qui n’auront eu aucun mal à se reconnaître. Qu’importe, Manson entend nous faire sentir qu’il dévoile ses expériences et ses conseils sans aucun filtre.

Néanmoins il ne s’agit pas de divertissement. Des neufs chapitres, le dernier concerne directement la mort et il est question à un moment du décès brutal d’un ami durant l’adolescence. Le message central « ne cherchez pas à positiver tout le temps » synthétise une philosophie située quelque part entre le stoïcisme pop et l’épicurisme pop. Certaines des biographies évoquées ont des accents dramatiques. Les passages sur la vie du Bouddha (p. 29) ou la leçon apprise par William James auprès de Charles Sanders Peirce (p. 103) effleurent un début de profondeur.

Problème : ils livrent une première thèse qui révèle un niveau d’analyse décevant. Certes, plutôt que demeurer victime de fautes passées imputables à autrui et à l’Univers, il est préférable de prendre son destin en main. Mais Manson confond ce choix ou besoin d’aller de l’avant avec une responsabilité éthique, comme si celle-ci pouvait se concevoir sans présupposer que vivre est une obligation.

Il emploie une analogie confuse : une juge a la responsabilité de rendre justice malgré qu’elle ne soit pas impliquée dans la faute du crime jugé. Sauf qu’il perd de vue que cette responsabilité n’est pas ontologique : elle a simplement choisi d’en faire son métier et rend des comptes à l’État, pas aux plaignants. Manson se permet ce genre d’approximations parce qu’il joue sur les mots et se dit que son lecteur moyen est, malgré son relatif discernement, en quête d’un état d’esprit encourageant plutôt que de théories.

Ailleurs, il entend secouer ce même lecteur en lui rappelant que les gens heureux n’ont pas à se convaincre qu’ils le sont chaque matin devant la glace. À raison, il explique que le bonheur ne se décrète pas plus qu’il se mérite : il vient naturellement, ou ne vient pas. Partant, son idée globale qu’il faille chercher à vivre des expériences en dehors de sa zone de confort pour forcer une élévation de soi sonne fausse. Admettons qu’en dépit du bonheur, nous ayons le contrôle sur notre « croissance personnelle » ; imagine-t-on pour autant nos héros ou grands hommes et femmes réaliser leurs exploits dans le but extrinsèque de franchir ce genre de seuils au lieu d’être simplement animés par une ferveur qui, disons, enrichit leur caractère spontanément ?

Manson ne se montre pas seulement incomplet dans sa philosophie et ses observations mais aussi face à la nature humaine. Pour faire bon genre, il frise la naïveté quand il rationalise sa vie actuelle de trentenaire en condamnant ses motivations pendant la vingtaine. Était-ce vraiment une erreur de raisonnement de courir les jupons en faisant le tour du monde quand il en avait l’occasion, du fait que l’accumulation de conquêtes et de voyages n’allait pas le rendre nettement plus heureux dix ans plus tard ?

Quelle maladresse (commode pour qui écrit ce genre d’ouvrage) de présenter la vie comme une série de tentatives pour résoudre une équation professionnelle, sociale ou amoureuse et familiale fixe : nos préférences et nos capacités n’ont de cesse de changer avec l’âge et nos circonstances. La notion selon laquelle nous n’apprenons que de nos échecs et apparemment jamais du vécu spontané qui les a précédés est une autre œillère simpliste qui finit par agacer.

Ce ne serait pas trop grave si, pour 15€, cette pensée schématique alimentée de fragments de vies débouchait finalement sur une conclusion utile et applicable au quotidien. Pas de chance : les deux derniers chapitres mettent en évidence des sources de sagesse trop hétéroclites et donc se contredisent. 

D’abord, assumez de dire « non » et apprenez à vivre avec les refus des autres parce que « l’or enfoui » de l’existence surgit lorsque nous nous investissons dans des choses limitées en rejetant le reste. Ensuite, sachez que votre individualité et vos efforts personnels sont un leurre ; il ne restera de vous que des « valeurs » après le trépas donc mieux vaut s’abandonner dès maintenant à des projets collectifs abstraits mais tellement plus grands. Que retenir : s’affirmer par honnêteté existentialiste ou ne pas s’affirmer par humilité holiste ?

Manson ne répond pas. Il enchaîne sur la société contemporaine qui prend l’extraordinaire pour norme et nous saoule d’anxiété. Il faut laisser tout cela derrière nous parce qu’on se sent vivant au bord d’une falaise… 200 pages auraient pu se résumer par « lâchez prise » – juste un peu mieux que « ça va aller ».

Tout n’est pas à jeter mais il faut faire le tri attentivement pour dégager l’unique point d’intérêt de « L’Art subtil » : on n’arrive jamais au bout des emmerdes tant que l’on vit sur cette terre mais heureusement nous pouvons en obtenir de meilleure qualité et arriver à les apprécier.

Les problèmes d’Elon Musk ont de l’ampleur et beaucoup d’impact mais ils sont l’attribut de sa réussite et préférables aux misères à petite échelle du SDF croisé dans la rue. La complexité ou le raffinement de nos problèmes est par conséquent le signe que nous progressons. Idée importante mais, encore une fois, nous sommes loin d’une révélation.

Dire « non » au self-help

Dans ce cas typique, on voit que le nouveau développement personnel revêt les airs de la non-fiction accessible et bonne à prendre qui côtoie les romans de gare mais évidemment elle n’a pas d’expertise savante ou concrète à transmettre, ce qui en fait une perte de temps comparable aux guides de pensée magique à l’ancienne.

La maîtrise des courants philosophiques censés la revigorer s’avère on ne peut plus superficielle (non pas que le stoïcisme authentique soit imparable intellectuellement ou humainement, précisons-le). Et en fin de compte, le lecteur ne troque que des lubies gênantes contre une vacuité que tous les explétifs, le story-telling et le name-dropping peinent à déguiser.

Si l’acte de lire du self-help est une contradiction parce que nous sommes les seuls à savoir ce qui améliorera notre vie et à pouvoir le mettre en œuvre (dixit Manson), ce développement personnel « honnête » mais indécis et dénué de recul ne servira même pas d’inspiration. Faisons-nous une fleur et continuons de nous foutre subtilement du développement personnel.

Christopher Cockshaw