Lost in Transition 3/10: CINQ PROLONGATIONS ET DEUX ENTERREMENTS

1214
Mise à l'arrêt du réacteur de Tihange 2.
Mise à l'arrêt du réacteur de Tihange 2. Photo B-Mag

A l’heure où nous écrivons ces lignes, en matière de nucléaire, le gouvernement belge privilégie l’option « cinq prolongations et deux enterrements ». Les  tergiversations, les petites phrases assassines et les coups en douce nous amènent vers une possible prolongation temporaire de nos capacité de production nucléaire. Mais l’ennemi de l’intérieur, la composante écologiste, n’a pas dit son dernier mot. En perte de vitesse dans les sondages, elle s’accroche au pouvoir en tentant de ne pas perdre son électorat historique qu’elle analyse comme farouchement anti-nucléaire. Entre le réel qui pique et les écolos qui mordent comme un chien dos au mur, De Croo gesticule.

Mort sur la Meuse

L’hiver n’a pas dit son dernier mot. En ce 31 janvier, le ciel est triste et gris comme la Meuse qui s’écoule aux pieds de la centrale nucléaire de Tihange. Une centaine de personnes se sont réunies à l’initiative du collectif citoyen « Stand Up for Nuclear » sur l’autre berge pour clamer leur opposition à la fermeture du réacteur de Tihange 2. Des petits drapeaux plantés dans le sol figurent les mégawatts voués à disparaître après l’extinction des feux : 1.008 MWe. Chronique d’une mort annoncée du nucléaire par Guy Verhofstadt en 2003. Mais comme depuis  vingt ans, le monde politique belge a choisi l’inaction, quelques mois après la mise à l’arrêt de Doel 3, la Belgique assiste en direct au deuxième sabordage d’un de ses sites de production d’énergie.

Pendant ce temps, la population, prise à la gorge, assiste à l’augmentation de ses factures d’énergie auxquelles elle ne peut plus faire face. Les PME sont en déroute : une boulangerie sur deux hésite à mettre la clé sous le paillasson. Pire, c’est l’ensemble de l’industrie européenne qui est menacé !  Elle doit affronter la hausse des prix de l’énergie qui alimente l’inflation et tire à la hausse de façon dramatique l’ensemble des coûts. Et alors qu’elle déjà fragilisée – pour ne pas dire hors course sur le plan de la compétitivité, elle va devoir affronter l’Inflation Reduction Act décidé par l’administration Biden qui va la vider de sa substance. Alors que l’Europe vit probablement sa pire crise depuis le choc pétrolier de 1973, si ce n’est pas depuis la seconde guerre mondiale, le gouvernement belge persévère dans sa trajectoire suicidaire. L’énergie nucléaire -surtout avec des centrales amorties- et son électricité à moindre coût est indispensable pour limiter le dommage dans une période aussi tendue. Même si cela ne suffira pas à inverser la tendance puisque cela ne résoudra pas une autre question épineuse, celle de la formation des prix, condamner l’atome aujourd’hui s’avère criminel.

Parmi la centaine de personnes rassemblées à Tihange pour dénoncer cette ineptie, les profils étaient très variés : de nombreux citoyens engagés dans la décarbonation venus de Belgique, de France, d’Allemagne et même des Etats-Unis, il y avait des ingénieurs, des nucléaristes, des retraités, des écologistes lucides, des seniors, et de nombreux jeunes. Aux côté de la société civile, il y avait aussi un segment du monde politique. L’ancienne ministre en charge de l’énergie, Marie-Christine Marghem, s’est jointe à la foule, à titre personnel, sans engager son parti, le MR. Celui-ci, en tant que membre de la coalition Vivaldi a privilégié ses partenaires –  et singulièrement l’actuelle ministre en charge de l’énergie, la très critiquée écologiste flamande Tinne Van der Straeten – au détriment de l’intérêt de la population.

Dans la foule, on a pu aussi apercevoir trois bourgmestres, ceux des villes de Huy (ndlr : Tihange étant une entité hutoise) mais aussi venus de Flandre, le bourgmestre de Dessel (où sont entreposés les déchets nucléaires) ou encore, last but not least, Bart De Wever bourgmestre d’Anvers qui cumule aussi la fonction de président du premier parti de Flandre.

Comment expliquer sa présence à Tihange, en région wallonne ? « Anvers est le deuxième pôle pétrochimique au monde et le premier en Europe », nous dit-il avant d’ajouter qu’ «une partie non négligeable de l’électricité produite à Tihange est en réalité acheminée vers Anvers pour satisfaire les très importants besoins du secteur pétrochimique. Après l’arrêt de Doel 3, celui de Tihange 2  handicape ce poumon économique. Aux USA, des réacteurs du même type que les nôtres sont prolongés jusqu’à 80 ans. Cela signifie qu’il est techniquement possible de faire tourner nos centrales existantes pendant 40 ans encore, alors qu’elles sont déjà amorties. Pourquoi avoir balayer cette hypothèse ? Car Tinne Van der Straeten a menti à ses partenaires de coalition. Elle devait étudier les deux pistes, celle de l’arrêt, mais aussi celle de la prolongation des centrales. Or n’a pas exploré cette dernière. »  La NVA est ouvertement pro-nucléaire depuis ses début en 2001 et l’affiche sans aucun complexe. C’est aussi le cas de la majorité des Flamands. Alors, l’atome serait-il la potion magique du premier parti au Nord  du pays? Lorsqu’on demande à Bart De Wever si des décisions prises par le gouvernement fédéral – qui ne jouit d’aucune légitimité politique en Flandre – en matière de nucléaire serait un argument en faveur de la régionalisation de cet aspect spécifique de la politique énergétique, il dit ne pas en voir l’intérêt. Pas besoin non plus de dynamiter le gouvernement De Croo pour l’homme fort de la Flandre. Celui-ci propose d’apporter ses voix depuis les rangs de l’opposition, sans aucune contrepartie et sans condition, pour soutenir une alternative et assurer le futur et la prospérité du pays.

Tous les participants à la manifestation savaient parfaitement qu’il leur serait impossible d’empêcher la mise à l’arrêt du réacteur de Tihange 2. Toutefois, ils appellent de tous leurs vœux les autorités à ne pas rendre cette opération irréversible. En effet, à l’occasion d’opérations de maintenance, le réacteur peut être mis à l’arrêt de façon temporaire. Cette option permettrait de satisfaire les écologistes jusqu’à la fin de cette législature tout en se réservant la possibilité de renouer ultérieurement avec une politique énergétique plus rationnelle. Les prochaines élections promettent en effet des lendemains qui chantent pour les élus qui aujourd’hui, par dogmatisme, déclassent économiquement la population en la projetant dans la pauvreté.

Au-delà des vœux, certains citoyens regroupés dans le collectif 100TWh qui plaide pour un mix énergétique incluant le nucléaire sont allés plus loin en assignant l’Etat belge en justice pour empêcher l’application de la loi Deleuze qui organise la sortie du nucléaire en 2025. L’enjeu réside donc dans la mise « sous cloche » de nos centrales pour espérer les faire tourner à nouveau en cas de besoin. Faut-il rappeler qu’après Fukushima, des réacteurs ont été remis en service au Japon ?

En Belgique, les centrales ferment et les prix de l’électricité grimpent. Faut-il s’étonner d’apprendre au lendemain de l’arrêt de centrale de Tihange 2 que la SNCB est aux abois avec une augmentation des dépenses énergétique de 200 millions (un peu moins de l’ensemble du budget annuel de la RTBF) ? Et ce ne sont pas les augmentations du prix des billets qui vont résoudre cette impossible équation qui se pose à notre compagnie des chemins de fer mais aussi aux ménages, aux commerçants, aux entreprises comme aux agriculteurs.

Des volts, à pile ou face

Coup de théâtre ce vendredi. La proximité d’un abîme énergétique a semble-t-il provoqué un électrochoc et poussé à un énième retournement de situation. Le gouvernement De Croo, qui campait encore sur sa position le 1er février, s’est accordé deux jours plus tard sur l’hypothèse de la prolongation de cinq derniers réacteurs au lieu de deux pour faire face à des hivers à haut risque à partir de 2025.

En somme, si l’arrêt du réacteur de Doel 3 aura fait prendre conscience de l’urgence de sauver deux réacteurs, l’arrêt de Tihange 2, aura permis de peut-être prolonger le reste de nos réacteurs pour quelque temps. Tout cela reste néanmoins très conditionnel. Tout d’abord, la réalité industrielle n’est pas celle d’un technocrate chargé d’implémenter un dogme. Le nucléaire se pilote au long cours. Tout l’inverse donc de l’électricité produite dans nos centrales, acheminée par exemple jusqu’au siège d’Ecolo, que le plus insignifiant cabinettard  enclenchera à volonté en actionnant un interrupteur. Non, le nucléaire, c’est tout sauf cela ! Ce sont des années d’anticipation pour produire, pour maintenir… et même pour former le personnel. Alors, même si techniquement des solutions se dégageaient, faudrait-il encore qu’elles soient budgétairement tenables.

Rien n’est pire en effet que les changements de cap pour faire déraper les budgets. Il suffit de songer à la centrale française de Flamanville, le fameux EPR, dont l’ouverture est sans cesse repoussée sous l’effet du changement du cahier des charges sur le plan de la sécurité en cours de chantier. Initialement prévue pour 2012, l’ouverture est actuellement repoussée à début 2024. Au fil  du temps et des errements, ce projet qui valait trois milliards  en coûtera 19, selon une estimation de 2020. Avec l’inflation, ce sera nécessairement plus.

Les revirements de la saga nucléaire belge auront aussi un coût. D’autant qu’entamer des négociations avec Engie avec le mental d’une girouette flanqué d’une ministre de l’Energie sous camisole de force, cela manque cruellement de crédibilité.

De Croo, dont l’attitude s’apparente de plus en plus à celle d’un supplicié qui sautille sur ses charbons ardents se confond en gesticulations qui cachent mal la pagaille au sein de son gouvernement. Un coup à droite ; un coup à gauche. Un peu de nucléaire… d’accord. Mais, rassurant, il promet de l’éolien, du renouvelable, de l’hydrogène… Qui dit mieux ? Le marteau de Thor, peut-être ?

Et ce n’est pas la déclaration de l’écologiste qui occupe actuellement le poste de ministre de la fonction publique qui va apaiser le climat politique. S’ériger en gilet pare-balle de loi de 2003 sur la sortie du nucléaire, voilà tout ce qu’il reste aux forces vertes du pays pour ne pas sombrer. Camper sur des positions suicidaires pour flatter un électorat inconscient des véritables enjeux. Il faut dire que les écologistes ont le don pour attiser les peurs. Après l’instrumentalisation des « microfissures » dans les cuves avec la complicité de la presse officielle, attendez-vous à voir ressurgir la question de la gestion des déchets.

Le peuple belge acceptera-t-il pour autant de s’acheminer vers la planification de sa misère sur fond de transition énergétique ? Même pour les beaux yeux de Petra De Sutter, rien n’est moins sûr.

T.H.