Le nouveau réseau social Parler sera probablement un échec

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Homme lisant une tablette
Homme lisant une tablette.

Le nouveau réseau social Parler n’est pas une solution à la censure numérique.

Parler est un nouveau réseau social, assez semblable à Twitter, mais qui entend battre son concurrent sur le terrain de la liberté d’expression. Les cofondateurs John Matze et Jared Thompson prétendent « [refuser] les censeurs et la censure ». Aux États-Unis, plusieurs conservateurs comme Ted Cruz, Rand Paul et Eric Trump (le fils du Président du même nom) ont ouvert un compte sur Parler. La polémiste britannique Katie Hopkins, récemment bannie de Twitter, espère y retrouver son million de followers perdus. Milo Yiannopoulos, l’enfant terrible de l’alt-right, l’activiste masculiniste G’day Gavin McInnes, le youtubeur sulfureux Carl Benjamin, le militant identitaire Tommy Robinson et d’autres personnalités bannies des réseaux sociaux mainstream cherchent à s’y faire une nouvelle jeunesse.

Plus près de chez nous, le blogueur libéral français H16 a aussi ouvert un compte sur Parler. En Belgique, l’intellectuel libéral-conservateur Drieu Godefridi invite ses « amis » Facebook à le rejoindre sur le nouveau média. « Je ne préjuge pas de l’avenir, mais vu la console et les volumes déjà atteints — que j’estime au dixième de Twitter, au moins dans le champ conservateur (au sens américain) — je ne serais guère surpris que parler.com prospère, en partie aux dépens de Twitter, ce média néo-raciste d’extrême gauche. »

Face à l’étau de la censure qui se referme peu à peu sur les réseaux sociaux traditionnels, Parler suscite d’énormes espoirs dans les rangs des conservateurs mais aussi chez les amoureux de la liberté d’expression, comme le comédien britannique de gauche Andrew Doyle qui a décidé de prendre le train en marche. En effet, même si Parler n’attire principalement que des utilisateurs de droite et ne compte que des médias américains conservateurs parmi ses partenaires (Breitbart, Fox News, etc.), ses fondateurs veulent en faire un véritable espace public digital où différentes tendances politiques pourront se confronter librement. En gage de sincérité, ils vont jusqu’à offrir 20 000 dollars à tout expert ou experte étiqueté de gauche qui compterait au moins 50 000 abonnés sur Twitter ou Facebook et qui rejoindrait Parler. Mais leur pari va-t-il réussir ?

Le précédent tragique de Gab

Contrairement à ce que pense Drieu Godefridi, Parler n’est pas la « première alternative réelle à Twitter ». Il y en a eu d’autres, tout aussi réelles, lancées pour les mêmes raisons et fondées sur les mêmes principes. Créée il y a à peine quatre ans, le réseau social Gab promettait de « [défendre] la liberté d’expression, la liberté individuelle et la libre circulation de l’information en ligne. » En raison même de son laxisme mais aussi de la mauvaise presse, Gab est devenu un vivier de néo-nazis et de suprématistes blancs qui fait fuir les gens normaux, même parmi les plus conservateurs. Apple et Google refusent de distribuer l’application mobile de Gab sur leur système d’exploitation respectif en raison des contenus pornographiques qui y circulent et du manque de modération. D’après un ingénieur de la plateforme d’hébergement Sybil, qui héberge Gab, le réseau social ne compte probablement que quelques milliers ou dizaines de milliers d’utilisateurs. À comparer avec les 300 millions d’utilisateurs actifs par mois sur Twitter. C’est un échec complet.

Or, Parler semble parti pour suivre la même direction que Gab : la presse mainstream commence déjà à s’alarmer de la présence massive de contenus haineux, racistes, antisémites et néo-nazis. Peu importe si ces accusations sont grossies ou partielles : c’est suffisant pour faire fuir les gens normaux, et donc renforcer la présence et le poids relatif des contenus indésirables. C’est exactement ce qui s’est passé avec Gab. Néanmoins, et contrairement à Gab, Parler modère tout de même les publications : sont interdits les spams, les images de matières fécales, les grossièretés, la pornographie, les menaces, les organisations terroristes, etc. Si ces règles sont appliquées et respectées, Parler évitera peut-être le destin de Gab, mais il s’exposera alors aux mêmes pressions économiques et politiques que les réseaux sociaux traditionnels, au risque de perdre ce qui le rendait différent.

Le marché n’exauce pas tous nos vœux

Face à la censure privée exercée sur les réseaux sociaux, la réaction de beaucoup de libéraux consiste à hausser les épaules : ils répètent à l’envi que seule la censure étatique est vraiment à craindre, que les propriétaires des plateformes privées ont le droit de fixer les termes d’utilisation à leur convenance, et que « la concurrence » créera de toute façon une alternative pour les mécontents. Je suis moi-même plutôt d’accord avec les deux premiers points (avec tout de même quelques réserves), mais le troisième tient de la pensée magique libertarienne. John Matze revendique d’ailleurs le patronage intellectuel d’Ayn Rand et de Thomas Sowell, deux penseurs libertariens prééminents aux États-Unis et chers à mon cœur. Cela dit, si l’économie de marché est bel et bien le système le plus efficace et le plus juste pour gérer et distribuer les ressources rares, cela ne veut pas dire pour autant qu’elle exauce tous nos vœux.

S’agissant des médias sociaux en particulier, la concurrence se casse les dents sur un phénomène bien connu des économistes qui s’appelle « l’effet de réseau ». Pour le dire simplement, les gens veulent aller « là où tout le monde se trouve ». C’est le but d’un réseau social : plus il y a de monde, plus sa valeur augmente, pour les utilisateurs comme pour les annonceurs qui le financent. Conséquence : les réseaux sociaux traditionnels bénéficient de ce que les marketeurs appellent « l’avantage pionnier » ; le premier entrant sur le marché rafle toute la mise et laisse les concurrents sur le carreau. Puisque rien n’est éternel, l’avantage pionnier ne confère pas non plus l’immortalité à une entreprise. Facebook, par exemple, est condamné à perdre des parts de marché avec le roulement des générations (qui veut rejoindre le réseau social ringard de ses parents ?), mais grâce à sa fortune accumulée il pourra quand même racheter ses concurrents.

Si par chance Parler ne rejoint pas Gab dans les bas-fonds malodorants d’Internet, arrivera-t-il néanmoins à atteindre une masse critique ? J’en doute fortement. Pour le moment, Parler est de facto le réseau social de la droite trumpienne. Et ce n’est pas sexy. Ce n’est pas sexy pour les centristes et les gens de gauche qui s’accommodent plutôt bien de la censure corporate sur les réseaux sociaux traditionnels alors que sur Parler ils devront souffrir un flot incessant de propos déplaisants (pour eux). Mais ce n’est pas non plus sexy pour les gens de droite : si c’est pour finir dans une chambre d’écho où l’on se radicalise mutuellement à cause de la polarisation de groupe, l’application Telegram remplit déjà cet office. Et c’est ennuyeux à mourir, en plus d’être malsain. Pour toutes ces raisons, j’ai aussi des doutes sur la viabilité financière de Parler : quels annonceurs voudraient acheter des espaces publicitaires sur le réseau de la droite trumpienne ? Des armuriers ? Des églises évangéliques remplies de thunes ? Un lobby pro-vie ? Est-ce suffisant ?

Conclusion : donc c’est foutu ?

Il faut faire son deuil de l’utopie d’un espace public digital où toutes les idées pourraient se confronter librement. À quoi ressembleront les réseaux sociaux dans vingt ou trente ans ? Au mieux, les réseaux sociaux vont se balkaniser, chaque groupe idéologique se radicalisant de son côté dans son petit forum taillé sur mesure. Au pire, les réseaux sociaux traditionnels continueront de bénéficier de l’avantage pionnier, et s’en serviront pour censurer toujours plus les opinions dissidentes. Nous arriverons plus probablement à une situation intermédiaire, où de minuscules sites de microblogging apparaîtront et disparaîtront dans les marges des réseaux sociaux dominants.

Pour autant, la partie n’est pas encore perdue pour les conservateurs, les dissidents et les amoureux de la liberté. La solution n’est juste pas là où nous la cherchons. Cette solution fera l’objet d’un prochain article.

Nicola Tournay