La musique actuelle m’angoisse

4693
Philippe Tasquin, auteur-songeur

Une interview de Philippe Tasquin par Aurore Van Opstal

« Si tu veux contrôler le peuple, commence par contrôler sa musique » disait Platon. Philippe Tasquin est un musicien reconnu en Belgique. Face à la musique populaire qu’on entend à longueur de journées sur les ondes, il pose un regard critique et pertinent. Pour lui, « Maître Gims, musicalement ; c’est de la bouillie ! » Rencontre avec un mélomane qui ne mâche pas ses mots sur la musique autotunée et « uniforme ». 

Pouvez-vous vous présenter brièvement ainsi que votre parcours musical ?

Je vais essayer. Je suis né en 1965 à Verviers. J’ai baigné dans la musique classique dès l’enfance grâce à la collection de disques de mon père, où l’on trouvait pêle-mêle Beethoven, Grieg, Lalo, Smetana…Tout et n’importe quoi.

J’ai étudié le violon et le solfège à l’académie mais j’ai appris le piano en autodidacte à l’adolescence. Après 6 mois de piano à raison de 15 heures par jour, j’ai fait du piano-bar. Je pouvais tenir 3 heure. J’ai composé mes premières chansons dans la foulée et me suis retrouvé à 20 ans invité dans des festivals réputés en France comme les Francofolies de la Rochelle ou le Printemps de Bourges. J’ai publié plusieurs albums de mes chansons, en français et en anglais, tantôt avec un groupe, tantôt avec un quatuor à cordes et j’ai collaboré avec toutes sortes de gens, qu’il serait fastidieux d’énumérer ici. J’ai pu ainsi me frotter à la musique de scène, de Music-hall, d’opérette, de films d’animation…Et apprendre l’écriture d’arrangements et d’orchestrations sur le tas, à la faveur des opportunités qui s’offraient à moi.

Je compose, arrange et orchestre ma musique, la dirige quand il y a des musiciens. Quand il n’y en a pas, je programme mes orchestrations sur ordinateur dans mon home studio, et j’ai appris au fil du temps à maîtriser le mixage et le montage vidéo. Je m’amuse bien. 

J’ai eu la chance d’être capable de me diversifier, de travailler pour le théâtre comme compositeur, mais aussi de me convertir aussi dans le doublage de films et de dessin animé comme comédien, car je n’aurais jamais pu vivre de mes projets musicaux personnels, qui ont tous eu une diffusion marginale, voire confidentielle. Musicalement, je me situe dans un espace étrange. Les premiers albums de 10cc, des Sparks, de Queen, de Godley & Creme…dans la continuité des albums des Beatles, ont toujours été pour moi des modèles et une forme idéale, un peu conceptuelle pour présenter ma musique. J’adorais les pochettes, avec les crédits et les paroles des chansons… La disparition de ce modèle de nos jours constitue donc pour moi un peu une catastrophe ! Un peu comme si on disait à un romancier « maintenant tu n’écriras plus de roman, plus personne n’en lit et n’en achète, tu écriras des nouvelles ». 

Je suis aussi un musicien arrangeur passionné de musiques de film et d’orchestrations, qui n’ont plus vraiment cours aujourd’hui. Ma musique peut être très lyrique, dramatique et basculer l’instant d’après dans le burlesque ou le pastiche. Le vecteur de la comédie musicale ou de l’opéra est assez idéal pour m’exprimer et m’épanouir, mais instinctivement je rejette ses codes et ses conventions, comme ces dialogues chantés ridicules et l’art lyrique qui me semble complètement dépassé. Je cherche toujours à mêler musique savante et populaire, mais je me sens complètement étranger au langage de la musique dite contemporaine. Bref, comme on dit je suis « inclassable », sans curieusement pour autant me sentir appartenir au passé. Mais c’est peut-être une vue de l’esprit. Ou l’instinct de conservation qui parle. Bon, c’est raté pour la brièveté.

Maître Gims et Soprano sont des artistes qu’on entend partout. Que pensez-vous de la musique française actuelle ?

Je tiens tout d’abord à établir une distinction, sinon on ne va pas s’en sortir : vous m’interrogez sur le nivellement par le bas de la musique « actuelle », en me citant des artistes qui sont de gros vendeurs, et représentent donc ce qu’on peut appeler la musique populaire actuelle. Je ne parle évidemment pas ici de toute la musique. Vous trouvez absolument de tout sur Internet, du pire jusqu’au meilleur, et du talent il y en a à la pelle.

Ceci dit je ne suis pas du tout un spécialiste de musique française. Je vis dans une bulle, je n’ai plus la télé depuis 2001 et j’arrive à échapper à tout ça. Je suis entouré d’amour et de la musique que j’aime. Mais évidemment les échos de ce qui se produit actuellement en quantité industrielle finissent quand même malheureusement par me parvenir quand je sors de chez moi, ou via les sonos des Bagnoles tunées de mon quartier que les gamins louent à plusieurs pour frimer et ressembler à leurs idoles. C’est une des spécificités de la diffusion de musique enregistrée dans l’espace public : même si vous ne l’avez pas choisie, vous vous la ramassez.

Tout autre forme d’art ou presque, réclame une démarche de votre part.

Bon, maintenant musicalement, si vous voulez pour moi, ce genre de truc c’est de la bouillie, et la même partout. La même production, les mêmes voix auto-tunées, une vulgarité absolue, et la plupart du temps, les pires clichés sexistes qui l’accompagnent. Quant aux textes, alors que la chanson française traditionnellement se distinguait quand même par leur qualité, ou au moins une ambition poétique, là on touche carrément le fond. 

J’ai pu voir le parcours de Gims, né dans la misère à Kinshasa, dans un documentaire Netflix qui lui est consacré. Il y a évidemment toute une dimension de revanche sur l’existence, et l’on comprend qu’il soit perçu comme un héros dans son Congo natal et sa communauté. Il n’est pas dépourvu de talent d’ailleurs. Et sa détermination est spectaculaire. Mais au service de quoi ? De l’argent qui coule à flots, des bagnoles, et des filles montrées comme des objets sexuels ? L’horreur de la société de consommation et d’accumulation. Et ne parlons même pas des incitations à la haine, ou carrément au viol chez d’autres. Et à part quelques protestations, tout le monde a l’air de trouver ça normal. 

Et chez les filles, ce n’est pas mieux : tous les stéréotypes de la femme comme objet sexuel, ou fragile, la femme-enfant hyper sexualisée…etc.

Ce qui est paradoxal avec Internet, c’est qu’au lieu de la diversité, de l’éclectisme, de la singularité qu’on était en droit d’espérer, à l’inverse on assiste à une uniformisation incroyable des contenus du mainstream, avec toute la merde qui remonte à la surface. 

Des enquêtes montrent, chiffres à l’appui, qu’il y a une incroyable concentration des écoutes, et que ce qui ne relève pas du mainstream, c-à-d plus de 90 % de ce qui se trouve sur Spotify représente 0,6 % des écoutes, un truc absolument négligeable. La majorité des gens abonnés à ces plateformes écoutent donc une musique absolument formatée, et uniforme. Les autres artistes peuvent crever, puisqu’on sait désormais qu’un stream vaut moins qu’une cacahuète (Une cacahuète = 0,005$, un stream = 0,0004$).

Ce qui veut dire qu’aujourd’hui, si vous portez en vous une démarche musicale singulière, originale, audacieuse…il est rigoureusement impossible, sauf miracle de vivre de votre art. Les gens ne se rendent pas compte dans quelle précarité se trouvent la plupart des musiciens de nos jours. Et avec le covid, je vous laisse imaginer…

Vous êtes un musicien « traditionnel » et surtout autodidacte, vous avez l’air de toucher un peu à tout. Chanteur (dans plusieurs langues), vous réalisez des prestations théâtrales, vous composez et créez les arrangements, vous êtes pianiste et violoniste, …. Abus d’autotune, accords faciles, rimes pauvres : est-ce que cette version moderne de la musique, avec des hits « kleenex » à l’image de notre société de consommation et de l’obsolescence programmée des biens, comme de la musique, qui tomberont dans l’oubli rapidement, ne vous attriste pas ?

Bien entendu, comme dans n’importe quel domaine, culturel ou non, cette musique hyper-formatée est le reflet d’une société capitaliste et de consommation de masse, où la rentabilité est le seul critère de validation sociale, et que j’espère toujours en bout de course. La réalité m’enseigne que non, il y a encore moyen de descendre plus bas. 

C’est toujours gênant de comparer les époques, parce qu’aujourd’hui avec la démocratisation des moyens de production et de diffusion, il y a une explosion de l’offre, mais quand j’étais ado, tout le monde écoutait Stevie Wonder, 10cc, Peter Gabriel, Kate Bush… des créateurs de leur œuvre de A à Z, et qui sont toujours populaires d’ailleurs.

Et on dansait sur Isn’t she lovely ou Mr Blue Sky d’ELO. Et je vous parle de la salle paroissiale du coin, à Verviers! Forcément ça laisse des traces, et ça construit un imaginaire collectif.

Wuthering heights de Kate Bush est sorti en 1978 quand j’avais 13 ans, et c’était un hit.

Et aujourd’hui je suis censé m’extasier sur quoi ? Sur Angèle avec « Balance ton quoi ?  »

Personnellement, j’ai assisté à une constante régression depuis 40 ans de la musique dite populaire sur laquelle vous m’interrogez.

En fait, je crois qu’il y a autant de musique intéressante, mais qui passe sous les radars. De mon temps, la merde, en gros , c’était Carlos. Maintenant, elle vous submerge. Tommorow land, je n’ose même pas regarder. C’est de la défonce sur fond de transe en fait, ça n’a plus rien à voir avec de la musique. 

Ce n’est pas que ça m’attriste, mais je trouve ça assez angoissant, en fait. Comme si les choses auxquelles vous êtes tellement attachés, qui vous sont si chères étaient en train de disparaître au milieu d’un océan de médiocrité. Parce que je constate aussi avec effroi qu’à force d’être conditionné par les mêmes recettes, les mêmes sempiternelles suites d’accords, par une telle indigence musicale qui envahit l’espace public, la perception de la musique chez l’auditeur lambda est terriblement superficielle. Il est incapable d’apprécier un discours musical élaboré, ou de ressentir une construction harmonique un peu sophistiquée, la finesse d’une orchestration. Il réagit avant tout aux sons et aux rythmes comme s’il avait été ensorcelé. Et je me dis que les dégâts sont considérables. La musique demande une initiation, pas un matraquage. Et la musique est de mon point de vue la forme artistique la plus victime des logiques de marketing. 

A ce propos, je ne peux pas dire mieux que le grand Murray Perahia, le pianiste classique péruvien : « La musique populaire ne se confond plus avec la musique classique, comme tel fut le cas jusqu’aux années trente. Bach, Mozart, Brahms, Schubert, Bartók – poursuivez jusqu’à Richard Strauss, Gershwin, Cole Porter – tous ont écrit de la musique populaire, de la musique folklorique, de la musique « légère » ou de danse, mais sous la forme d’une musique savante. De nos jours, notre musique populaire est devenue si désespérément pauvre qu’elle martèle inlassablement les mêmes rythmes sous la grille misérable de ses maigres accords, cependant que la musique classique s’est coupée de ses racines et semble réservée à une minorité d’éclairés. La musique classique a perdu son ancrage dans la terre, et la musique ambiante sa sophistication, si bien que l’interprète contemporain a du mal à se dépêtrer des valses et des mazurkas, dont les marques et les pulsations ne font plus partie de son patrimoine, de sa nourriture quotidienne, de son sang, de son environnement. Nous en souffrons tous, moi y compris. La respiration, la vibration du monde ne sont plus les mêmes, elles non plus. Les jeunes ne sont pas responsables de cette standardisation du jeu dont ils font parfois la démonstration : il s’agit d’un fait de société. L’idée folle, pour remédier à cette uniformisation, consisterait à produire une musique populaire de meilleure qualité et à initier la population aux mystères de la grande musique ! »

J’ajouterai qu’une des choses qui m’a le plus ému au monde, ce sont les orchestres de El Sistema au Venezuela, constitués exclusivement de jeunes, de gamins issus des bidonvilles de Caracas au Venezuela, et qui font partie des meilleurs orchestres au monde. Il faut les voir interpréter Mahler ou Bernstein ! Là vous vous dites que la musique peut réellement changer le monde…

Un siècle de Tasquin from Berlioz Bear on Vimeo.

La plupart des artistes « actuels » ont un ou plusieurs nègres pour composer leurs hits et une armada d’ingénieurs-sons, l’accent aujourd’hui est mis bien plus sur la production et le son, l’impact radio/discothèque, que sur la richesse des paroles et les arrangements musicaux … Si les artistes actuels cartonnent, c’est aussi grâce au matraquage publicitaire TV/radio, on vend en faisant écouter en boucle des chansons qui deviendront des tubes, car cela en a été décidé ainsi par l’industrie musicale, l’auditeur ne décide ou choisit plus vraiment, sauf dans les milieux indépendants. Que cela vous inspire-t-il ?

Mais les artistes interprètes avec du répertoire cousu sur mesure pour eux, ça a toujours existé ! Dans les années 50 et 60, il y avait aussi des équipes de compositeurs et d’arrangeurs qui travaillaient à la pelle pour eux. Mais c’étaient des musiciens accomplis, qui écrivaient pour des orchestres symphoniques, des chœurs, et qui les mélangeaient à des guitares électriques et des ondes Martenot ! Ça faisait du monde et ça créait de l’emploi ! Il y a des trucs insensés qui ont été fait dans le domaine de la variété Italienne à cette époque, avec le souci du travail bien fait. L’orchestre de François Rauber chez Brel, personne ne le mentionne jamais, mais c’est juste splendide ! C’est juste les critères qui ont changé. Effectivement l’accent est mis sur le son, la production, la rentabilité, et c’est totalement dénué d’imagination ou d’audace. 

A côté de tout ça, vous avez des personnalités incroyables qui finissent par émerger. Jacob Collier, par exemple, qui est un chanteur et multi-instrumentiste virtuose autodidacte incroyablement doué, et qui maîtrise l’harmonie comme personne ! Je ne suis pas du tout sensible à son univers, mais il est l’exact opposé de ce que vous décrivez, et inspire plein de jeunes autour de lui et les pousse à apprendre la musique, un instrument…c’est très bien et c’est très rassurant. Je viens de m’enthousiasmer pour une adolescente indienne dans un concours de télé-réalité. Non seulement c’est virtuose, mais c’est une culture et une musique complètement inconnue chez nous. Tout n’est pas perdu !

Y-a-t-il un(e) artiste actuel(le) qui sort du lot ?

Il y en a plein ! Neil Hannon de Divine Comedy, que j’admire beaucoup et dont je me sens très proche. Lui continue contre vents et marée à publier des albums inspirés et est un des rares à avoir réussi à se constituer un public fidèle. Mon ami Mr Diagonal, un song-writer écossais absolument génial basé à Bruxelles. Mon ami Blair, à Paris avec son punk bourgeois acoustique, une sorte de Brassens du 21°siècle…Le grand Sbam, que je viens de découvrir un collectif lyonnais complètement barré… Chez les compositeurs contemporains pas contempos, j’aime le georgien Giya Kancheli, le letton Arturs Maskats, le turc Fazil Say…

Comment peut-on suivre votre actualité ? Quels sont vos projets ?

Cela fait des années que j’ai en tête un projet avec les musiques de Morricone. C’est un compositeur qui m’a accompagné depuis l’enfance et qui m’a profondément influencé. Au départ Morricone est un compositeur sérieux, assez cérébral, nourri par l’ambition de composer de la musique savante, dodécaphonique. Conscient qu’il ne pourra pas faire vivre sa famille, il commence à faire des arrangements de variété dans les années 50 sous un pseudonyme, craignant qu’il soit découvert par ses pairs, tellement il avait honte. Son arrivée dans la musique de film est donc purement fortuite, et il s’est employé à introduire toujours des éléments « savants » dans une musique accessible et populaire. Morricone c’est vraiment l’art de la contingence. Il n’y a pas un genre qu’il n’ait pas abordé avec un style éminemment personnel. Son héritage est considérable.

Sa récente disparition a précipité les choses et je me suis mis au défi de publier régulièrement des clips sur mon profil Facebook, où je revisite ses musiques, parfois des thèmes peu connus, toujours seul et sans l’aide de machines pour une fois. Cela m’oblige à transcrire les arrangements, et peut être les jouer en concert avec un groupe. On verra bien. Et puis d’autres projets sur le feu mais dont je ne sais pas encore quelle forme ils prendront. J’ai aussi l’ambition de faire des concerts chez moi. Je crois au local face au gigantisme. Aux coopératives. C’est de saison, et je crois que c’est la chose à faire. Je me sens complètement libre, et ça ne me dérange pas de m’adresser à un public de 500 personnes. Ah oui j’ai un site, et on peut y trouver ma discographie : www.philippetasquin.com

Propos recueillis par Aurore Van Opstal