Propos recueillis par Tatiana Hachimi
Ingénieur et ancien président d’entreprises publiques comme privées, Loïk Le Floch-Prigent est connu du grand public pour avoir été à la tête d’Elf, de la SNCF ou de Rhône-Poulenc. Tout au long de sa carrière, ce breton de naissance a fait la pluie et le beau temps dans différents secteurs stratégiques, de l’énergie à la pharmacie en passant par le transport ou les technologies de l’innovation. Pour y accéder, il a dû composer avec les figures politiques qui ont présidé au destin de la France depuis l’après-guerre, que ce soit Mitterrand ou Chirac.
Revenu de beaucoup de choses, mais pas de la fièvre entrepreneuriale, c’est l’industriel accompli et qui n’a plus rien à prouver à personne qui livre aujourd’hui son regard sans concession sur un continent qui court droit à la régression et à la destruction massive d’emploi.
B-Mag : Vous qui avez exercé des fonctions dans des sociétés sous différents gouvernements, comment avez-vous articulé vos relations en tant qu’industriel avec les politiques qui étaient aux commandes ?
Loïk Le Floch-Prigent : Le monde politique a fortement évolué. Aujourd’hui la politique est devenue une question de carrière. A mon époque, il y a toujours eu des carriéristes en politique mais il y avait à côté de cela des gens de grande valeur. Ces personnages n’existent plus aujourd’hui dans mon pays.
Il fut une époque où il y avait encore des hommes politiques qui avaient à la fois l’expérience du terrain et une volonté de s’engager pour le bien commun. Songez à quelqu’un comme Pierre Marzin dans les télécoms, ou Pierre Guillaumat, ancien président d’ELF , industriel et grand commis de l’Etat. Ces gens n’existent plus aujourd’hui dans mon pays.
Aux USA, on assiste au même phénomène. Trump, c’était un OVNI et c’est pour cela qu’il a été rejeté. Quand bien même il aurait eu des qualités, on ne lui aurait jamais laissé l’occasion de les exprimer.
Nous avons en face de nous des gens qui ont de moins en moins d’accroche avec le monde réel et c’est un handicap du point de vue industriel.
Quelle est alors la marge de manœuvre pour l’industriel ?
LLFP : Il faut que le monde de l’industrie ait sa vie propre. Quand un politique définit un axe, il va regarder la presse et les sondages. C’est ainsi qu’on arrive des stupidités comme l’impératif de l’éolien ou de l’hydrogène. Tout cela à cause de gens qui ne connaissent rien et qui vous disent comment il faut faire. On le voit aujourd’hui avec la crise sanitaire. Les politiques ont voulu devenir tour à tour médecin, épidémiologiste, logisticien, industriel sans jamais y parvenir. Le monde politique est mû par la volonté de montrer qu’il sait. Il est dans la communication permanente, il n’a pas la culture de l’efficacité.
Le coronavirus, celui-ci et bien d’autres, on va le traîner encore pendant des années. Le monde scientifique et industriel regarde ça avec prudence. Eux, ils sont imprudents. Ils se disent « on va confiner cinq semaines et après, on sera tranquille, on ira au restaurant ». Ils ont des réactions non scientifiques, non techniques, non-industrielles. Ce sont des gens qui sortent de Sciences Po ou d’une école de commerce. Ils pensent que c’est en communiquant qu’on réussit.
En conséquence le monde industriel doit fonctionner avec des procédures automatiques car il ne peut plus faire confiance au politique pour lui donner les directions du futur. Par exemple, il ne peut progresser qu’en demandant l’automaticité de la réduction des impôts et l’obtention de crédits d’impôts pour la R&D. Le problème, ce sont les industriels ou prétendus tels qui vont profiter d’un effet d’aubaine. L’effet d’aubaine c’est : « puisque vous mettez 7 milliards, je prends ». C’est ce qu’il s’est passé avec l’hydrogène.
B-Mag : Qu’est-ce qui pourrait retenir un industriel de refuser l’argent qu’on lui offre ?
LLFP : L’industriel doit savoir dire « non, ça on ne sait pas faire ». Tout ce qui consiste aujourd’hui à donner des priorités techniques au niveau industriel est absurde, ce n’est pas l’Etat ou les Etats qui peuvent définir les instruments de l’avenir.
B-Mag : Pourquoi ce qui précédemment n’était pas absurde l’est devenu ?
LLFP : Il y avait une conception du plan qui était différente. Il y avait une concertation extrêmement importante avec des industriels, des scientifiques et des techniciens qui conduisait à dire : « Oui, on peut faire ça ». C’est ça qui guidait l’axe du politique. Aujourd’hui, le monde politique a les yeux rivés sur la presse et les tableaux Excel.
B-Mag : Revenons sur l’effet d’aubaine. Que dites-vous aux industriels pour les tenir à l’écart de cet argent facile ?
LLFP : « Vous allez perdre de l’argent car vous n’allez pas faire les choses que vous devriez faire. Vous serez aveuglés par des programmes définis par des gens qui ne savent pas faire un programme. »
L’ensemble du programme énergétique industriel est complètement fou à la Commission (NDLR : européenne) comme en France. C’est très mal engagé.
B-Mag : Et vous en connaissez aujourd’hui encore des capitaines d’industrie capables de tenir tête ?
Oui, il y en a encore qui n’ont pas besoin d’obéir pour faire ce qu’il faut faire. J’en vois par exemple chez Dassault Systèmes ou SAP en Allemagne, dans le secteur des algorithmes.
Par contre, l’industrie automobile, elle a été prise en otage par les exigences de la Commission.
B-Mag : Quand on voit l’exemple pitoyable des moteurs truqués de chez VW, comment expliquer que ces industries n’aient pas défendu leurs positions en s’en remettant à un lobbying plus offensif ?
LLFP : C’est idiot. Moi non plus, je ne comprends pas. Mais avec ça on n’avance pas. De la même façon, je ne comprends pas mes anciens collègues et successeurs. Quand on leur a dit qu’il fallait abandonner les programmes d’exploration de pétrole, je ne comprends pas qu’ils n’aient même pas essayé de se bagarrer en faveur du gaz de schiste. Ils auraient dû poursuivre, Perinde ac cadaver, comme les jésuites, parce que le premier abandon justifie tous les autres. On retrouve cela chez tous les grands auteurs, depuis quatre siècles au moins, si ce n’est pas quatre mille ans…
Aujourd’hui, l’industrie européenne est en déclin et elle est en train de se faire dépasser par la Chine. Il y a encore une possibilité de résister. Mais pas en abandonnant la partie ! Or c’est bien ce qui se passe. L’industrie automobile européenne a capitulé et l’heure de la Chine arrive. Si les Européens ne réagissent pas, ils n’existeront plus. Vous imaginez ce que cela signifie ? Cela aura un coût terrible, avec des destructions massives d’emploi. Qui sera pénalisé ? Les gens les plus pauvres, bien entendu. Ils ne pourront plus rentrer dans les villes avec leur ancienne voiture. Ils ne pourront même plus la faire rafistoler ni la mettre sur le marché de l’occasion. On ne parviendra pas à satisfaire la demande domestique de voitures accessibles.
Les ravages de cette réforme européenne acceptée par tous les gouvernements sont un point de bascule de l’Europe vers la régression. Par exemple, je connais une petite société spécialisée dans les engrenages. Pour l’instant, elle continue à vivre grâce aux tracteurs. Mais ceux qui n’ont pas cette chance, ils feront comment ?
Là, je parle de plus de 100.000 emplois perdus par pays… 100.000 en France ; 100.000 en Italie ; 100.000 en Espagne… C’est affreux. C’est un tsunami !
B-Mag : Ne voyez-vous pas un parallélisme entre la disparition du monde agricole et celle du monde automobile ?
LLFP : L’agriculture a commencé à disparaître durant les Trente glorieuses et là, nous on va vers les Trente malheureuses et ce sera horrible. On observe la même chose dans l’industrie des semi-conducteurs. C’est nous, en France, qui avons été à l’origine de ce secteur grâce à de grands physiciens.
On a eu du mal, comme toujours, à industrialiser. Donc, ce sont surtout les Américains qui ont pris derrière. C’est parfait. Puis, à un moment, l’Asie s’est mise à faire aussi, mais de façon à avoir toutes les cartes en main. Notre unique chance aujourd’hui dans ce domaine consisterait à lui demander une certaine réciprocité. Je ne sais pas s’ils accepteront de faire des usines chez nous où ils seront majoritaires et nous minoritaires pour nous réapprendre le métier. Mais nous, on doit absolument le réapprendre. Je ne sais pas si vous réalisez la dérive que l’on a connue ces trente dernières années…
Pour moi qui ai été jeune chercheur pour des gens qui étaient les maîtres à penser des semi-conducteurs au niveau mondial, c’est terrible. Aujourd’hui, notre seule chance de continuer dans les nanomètres pour les microprocesseurs consiste à demander aux deux ou trois sociétés asiatiques dans le domaine de venir chez nous faire des usines.
B-Mag : Comment concilier cela avec une diplomatie aussi arrogante vis-à-vis de la Chine ?
Je ne suis pas seulement en train de parler de parler d’automobile. Les mutations sont énormes et elles sont provoquées volontairement. Le tout à l’électrique, c’est voulu ; c’est organisé ; c’est le bien contre le mal : c’est une religion ! C’est un cataclysme aussi. Il y a d’autres domaines où on a tout abandonné et ce sont autant de cataclysmes en préparation.
Dans la pharmacie, quand j’étais président de société, j’avais 90% des principes actifs fabriqués en France. Je me réveille 25, 30 ans plus tard et j’ai 90% des principes actifs produits en Inde. Les raisons sont multiples. C’est une démission d‘un certain nombre d’industriels compte tenu de l’action de l’Etat à leur endroit. Et en ce qui concerne la France en particulier, il faut épingler le code de l’environnement et le Grenelle de l’environnement. C’est ça qui a entravé l’industrie et qui l’a poussée à aller ailleurs. L’ensemble de cette chimie-là, qui a une rentabilité faible, est partie. Quand la rentabilité est forte, vous pouvez rester dans le pays et investir deux fois plus que dans un autre. Si au contraire votre produit n’a pas une forte rentabilité, vous n’avez d’autre choix que de délocaliser.
La délocalisation, ce sont donc les normes et les règlements qui l’ont provoquée.
C’est la même chose que pour Volkswagen. Vous fixez vos normes de pollution. On commence par mentir. Et ensuite, on envoie à l’extérieur. En ce qui concerne Renault, on envoie en Turquie et au Maroc. Et à la fin, on dit qu’on va faire de nouveaux véhicules qui passent la barre de la nouvelle norme. La norme, les seuls qui s’y conforment sont électriques. Donc, on change complètement de technologie alors que le véhicule électrique coûte deux fois plus cher ! Et en plus, comme on a déjà envoyé les batteries en Chine pour des raisons de délocalisation, quand on achète une voiture électrique, 40% de la valeur ajoutée va aux Chinois et on donne de l’emploi à Pékin ou à Shanghai.
En Europe, on détruit. Nous avons délocalisé parce que nous déclarons vouloir être vertueux. Maintenant, nous achetons des produits sans contrôler leurs conditions de fabrication à l’extérieur et nous n’arriverons pas à revenir autrement qu’avec l’aide des gens qui nous ont pris gratuitement tout ce qu’on avait. Ce ne sera pas facile…