GARY TAUBES: Et si les glucides étaient déterminants dans l’épidémie d’obésité?

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Et si les glucides étaient déterminants dans l'obésité?
Et si les glucides étaient déterminants dans l'obésité? Image par congerdesign de Pixabay

Interview parue initialement dans The European Scientist

L’obésité ne cesse de progresser depuis une quarantaine d’années. Face à un telle expansion, aux souffrances individuelles s’ajoutent les problèmes de santé publique. Malgré les programmes mis en place par les autorités pour endiguer le phénomène, les chiffres sont accablants. Après autant d’efforts tant sur le plan individuel qu’au niveau des autorités, il est peut-être temps de faire le bilan des moyens mis en oeuvres pour lutter contre ce fléau. Et si nous faisions fausse route, portés par une compréhension de l’obésité lacunaire qui ne tient pas suffisamment compte du métabolisme? C’est à cette remise en question que nous invite Gary Taubes, célèbre journaliste d’investigation dans le domaine de la science et de la santé.

Il a commencé à faire des reportages sur la médecine pour le magazine Discover en 1982. En tant que journaliste indépendant, il a écrit pour The Atlantic Monthly, The New York Times Magazine, Esquire, Science, Nature, le British Medical Journal et une multitude d’autres publications. Il est l’auteur de The Case for Keto (2020), The Case Against Sugar (2016), Why We Get Fat and What to Do About It (2011) et Good Calories, Bad Calories : Challenging the Conventional Wisdom on Diet, Weight Control and Disease (2007), publié sous le titre The Diet Delusion au Royaume-Uni. M. Taubes est lauréat d’un prix de la Fondation Robert Wood Johnson pour la recherche sur les politiques de santé et a reçu de nombreux autres prix pour son travail, notamment le prix du reportage international sur la santé décerné par l’Organisation panaméricaine de la santé et le prix du journalisme sur la science dans la société décerné par l’Association nationale des rédacteurs scientifiques (National Association of Science Writers Science in Society Journalism Award). M. Taubes est également cofondateur et président de l’organisation à but non lucratif Nutrition Science Initiative (NuSI.org). Il a axé ses reportages sur la science controversée et, plus particulièrement, sur la confluence de la recherche en matière de nutrition, d’obésité, de maladies chroniques et de politique de santé publique. M. Taubes a étudié la physique appliquée à Harvard en tant qu’étudiant de premier cycle et est titulaire d’une maîtrise en ingénierie de l’université de Stanford (1978) et en journalisme de l’université de Columbia (1981). Il vit à Oakland, en Californie, avec sa femme et ses deux fils. Il a accepté de répondre aux questions de Europeanscientist qui a autorisé B-Mag a reproduire partiellement cette interview.

The European Scientist : Depuis la fin des années 70, la population américaine est soumise à une épidémie d’obésité : la proportion d’adultes obèses a plus que doublé, atteignant près de 36 % en 2010 (Ogden et al., 2012). Pouvez-vous commenter cette tendance ? Pensez-vous qu’elle peut encore s’aggraver ?

Gary Taubes : Tout d’abord, vivant ici aux États-Unis, il est très facile d’y croire. Je ne doute pas du phénomène et de l’existence d’une épidémie d’obésité. Et, oui, je continue de penser qu’elle peut s’aggraver et qu’elle s’aggravera probablement.

Plusieurs phénomènes sont en cause, le plus troublant étant celui connu sous le nom de « programmation fœtale » (Fetal programming). Les spécialistes de l’obésité diront à juste titre que nous ne pouvons pas expliquer l’augmentation extraordinaire de la prévalence de l’obésité par une modification de nos gènes, mais nous pouvons certainement l’expliquer par ce concept de programmation fœtale et par la modification de ce que l’on appelle « l’expression épigénétique » de ces gènes. La programmation fœtale signifie que les conditions qui règnent dans l’utérus d’une femme enceinte influencent la manière dont les différents gènes s’expriment. Il n’est pas contesté que l’obésité maternelle, le diabète, le diabète gestationnel et une prise de poids importante pendant la grossesse augmentent le risque d’obésité et de diabète chez l’enfant. Cela signifie que si de plus en plus de femmes souffrent d’obésité, de diabète et de ce que l’on appelle le syndrome métabolique pendant leurs années de procréation, elles donneront naissance à un nombre croissant d’enfants prédisposés à devenir obèses et diabétiques en vieillissant. La prévalence de l’obésité et du diabète augmentera à chaque génération, même si l’environnement alimentaire dans lequel ces enfants grandissent reste le même ou ne s’améliore pas de manière significative.

Tout cela est aggravé par les idées reçues sur l’obésité et le diabète. L’idée étant que le diabète de type 2 est causé par la prise de poids et que celle-ci est causée par une alimentation trop riche, et qu’il est donc possible de l’éviter en incitant les gens à manger moins et à faire plus d’exercice. Et comme les graisses alimentaires sont la source la plus dense de calories, cela va de pair avec l’idée que les personnes prédisposées à l’obésité et au diabète – celles qui ont des difficultés à contrôler leur poids et leur glycémie – devraient manger moins de graisses et plus de glucides. Si ce conseil est erroné, ce que moi et d’autres avons soutenu, alors les populations et les individus devenant plus gros et plus diabétiques, c’est que les médecins, les diététiciens et les autorités de santé publique leur donnent précisément les mauvais conseils sur la façon de renverser le problème.

Les autorités de santé publique ignorent les critiques de leurs politiques car, si nous avons raison, elles font beaucoup plus de mal que de bien. Reconnaître qu’elles se sont trompées est un problème tout aussi grave pour la crédibilité de ces institutions.

TES. : Cette tendance inquiétante s’est répandue dans le monde entier, l’IMC moyen des adultes ayant augmenté dans 200 pays. Les enfants et les adolescents ne sont pas épargnés. Comment expliquer ce phénomène ?

GT. : Tout le monde s’accorde à dire que lorsque les populations passeront de leur régime alimentaire traditionnel à un régime et à un mode de vie occidentaux, elles connaîtront une épidémie d’obésité et de diabète.

L’idée reçue est que lorsque ces populations s’occidentalisent, elles mangent plus et deviennent moins actives. Peut-être, même, mangent-elles plus de viande et ce sont là les mécanismes qui expliquent l’augmentation de l’obésité et du diabète qui en découle. L’occidentalisation se caractérise avant tout par une augmentation de la consommation de sucre (saccharose et sirop à haute teneur en fructose) et de la transformation des glucides. Ces facteurs sont à l’origine de l’obésité et du diabète, non pas en raison de la quantité de calories consommées, mais de l’effet de ces calories sucrées et glucidiques sur le signal de l’insuline et, partant, sur l’accumulation de graisse. 

Mon raisonnement, aussi simpliste qu’il puisse paraître, est le suivant : pour provoquer une épidémie d’obésité et/ou de diabète dans une population, il suffit d’ajouter du sucre et peut-être, en particulier, des boissons sucrées à ce qu’elle mange traditionnellement – qu’il s’agisse du régime essentiellement glucidique des populations d’Asie du Sud-Est ou du régime essentiellement carnivore des Inuits ou des populations pastorales comme les Masaï du Kenya – et d’attendre au maximum une ou deux générations pour voir ces troubles se manifester. 

TES. : En 1960, l’American Heart Association a recommandé les régimes pauvres en graisses comme le meilleur moyen de réduire l’incidence des maladies coronariennes. Cette idéologie de la faible teneur en matières grasses s’est largement répandue aux États-Unis et en Europe, en dépit de ce vous affirmez être un manque de preuves convaincantes pour l’appui d’un tel régime. Et il est clair que cela n’a pas empêché l’épidémie d’obésité. Comment expliquez-vous ce qui s’est passé et pourquoi ?

G.T. : La façon la plus simple de le dire est qu’un grand nombre de médecins, peut-être bien formés à la pratique de la médecine mais pas à la science, ont décidé que l’existence d’une hypothèse raisonnable (et à la mode) était une raison suffisante pour la croire vraie. Dès 1960, l’AHA conseillait aux médecins de dire à leurs patients que les régimes riches en graisses ne font pas seulement grossir, mais qu’ils provoquent des maladies cardiaques, en raison de l’effet des graisses saturées sur le cholestérol LDL. 

Bien que ces hypothèses aient été testées à plusieurs reprises dans le cadre d’essais cliniques randomisés et qu’elles aient généralement échoué, les médecins qui ont mené ces essais et qui en étaient venus à croire que ces hypothèses étaient vraies, ont toujours pu trouver suffisamment de preuves pour rejeter la responsabilité de l’échec sur les tests/essais plutôt que sur les hypothèses elles-mêmes. La sociologie impliquée serait fascinante, si l’ensemble n’était pas si déprimant et, en fin de compte, tragique. 

TES. : Votre thèse principale est que l’épidémie d’obésité est liée à l’effet de l’alimentation sur la signalisation de l’insuline, vous vous appuyez sur la pensée que le célèbre physiologiste français Claude Bernard a développé à partir du milieu du XIXe siècle. Pouvez-vous nous expliquer ce concept ?

G.T. : Depuis les années 1930, les chercheurs spécialisés dans le domaine de l’obésité accusent, en termes simples, le fait de trop manger, et leurs recherches tentent d’expliquer pourquoi les personnes obèses peuvent manger plus que ce dont elles ont besoin, alors que les personnes maigres ne le font pas. Ils discutent de cette question en termes d’équilibre énergétique. Les personnes souffrant d’obésité présentent un bilan énergétique positif à mesure qu’elles grossissent, absorbant plus de calories qu’elles n’en dépensent. Les personnes maigres ont un équilibre énergétique parfait et adaptent leurs apports à leurs dépenses. 

Dans la littérature médicale antérieure aux années 1960, il existait deux hypothèses sur l’obésité, et les chercheurs ne savaient pas laquelle était la bonne. L’une était l’idée de l’équilibre énergétique, et l’autre était que l’obésité était causée par une perturbation de la régulation neuro-endocrinienne du métabolisme et du stockage des graisses. Les personnes qui grossissent trop ont une prédisposition constitutionnelle à le faire, et cela se manifeste dans la régulation du système nerveux (neuro) et hormonal (endocrinien) du tissu adipeux. 

Les scientifiques ne se sont donc pas intéressés à la quantité de nourriture et d’exercice des individus, car les cellules adipeuses elles-mêmes ne peuvent pas contrôler ces éléments. Elles réagissent uniquement à leur environnement immédiat, aux signaux du système nerveux (neuro) et aux hormones (système endocrinien), et c’est ce milieu interne – selon la terminologie de Bernard – des cellules adipeuses qui détermine la quantité de graisse qu’elles absorbent et conservent. Et comme l’hormone insuline exerce un effet dominant sur le stockage des graisses, on peut raisonnablement supposer qu’un dérèglement de la signalisation de l’insuline est en cause. 

Après les années 1960, grâce à l’amélioration de la technologie, les chercheurs ont identifié des niveaux élevés d’insuline et un concept appelé résistance à l’insuline comme étant communs à l’obésité et au diabète de type 2. Au début des années 2000, ce phénomène a été connu sous le nom de syndrome métabolique et a plus ou moins expliqué les épidémies d’obésité dans le monde et le lien entre l’obésité, le diabète de type 2 et les maladies cardiaques. Mais à cette époque, l’idée reçue était que nous grossissons parce que nous mangeons trop et que nous souffrons de maladies cardiaques parce que nous mangeons trop de graisses saturées, et cette hypothèse beaucoup plus parcimonieuse n’a pas pu remplacer cette pensée pour toutes les raisons que nous avons évoquées. 

TES. : Vous êtes célèbre pour avoir préconisé le régime « pauvre en glucides et riche en graisses »(LCHF), qui s’est révélé être un véritable changement de paradigme, étant totalement opposé à l’idéologie dominante. Pouvez-vous nous parler de cette controverse ? Vos idées progressent-elles dans l’opinion publique ?

G.T. : Le principe de ces régimes pauvres en glucides et riches en graisses est assez simple : les glucides sont le problème et nous devons les éviter. Oui, cette idée est controversée. Et pourtant, de 1825 à 1960 environ, c’était la sagesse conventionnelle. La génération de ma mère a grandi en croyant que les glucides faisaient grossir – c’est « ce que toutes les femmes savent », comme le dit un article paru en 1963 dans le British Journal of Nutrition – et dans les années 1960, les recherches établissant un lien entre l’insuline et l’accumulation de graisse auraient dû être considérées comme confirmant cette croyance. Ce n’est qu’au début des années 2000 que les médecins ont commencé à réaliser des essais cliniques sur les régimes LCHF. Ces essais ont confirmé que l’on peut dire aux gens d’éviter les glucides mais de manger autant qu’ils le souhaitent et qu’ils perdront du poids, et un poids important, à condition qu’ils respectent les conseils donnés. De plus, ils perdront du poids sans avoir faim, ce qui est essentiel. 

À cette époque, les organisations de santé publique et les associations de santé du monde entier préconisaient des régimes riches en glucides et évitaient les graisses, en particulier les graisses saturées. Cette idée ne pouvait être conciliée avec l’idée que les aliments riches en glucides pouvaient faire grossir beaucoup d’entre nous, qu’ils pouvaient provoquer des maladies cardiaques (les céréales raffinées et les sucres, en particulier) et que beaucoup d’entre nous avaient tout intérêt à éviter ces aliments. Malheureusement, les organisations de santé publique, les associations de santé et les conseillers experts sont particulièrement réticents à reconnaître leurs erreurs. 

Cette position dépend bien sûr de ma conviction que les preuves sont convaincantes pour ce que je soutiens. Il est clair que tout le monde n’est pas d’accord. 

TES. : De nombreuses études confirment aujourd’hui que la consommation de graisses saturées n’est pas associée à la mortalité toutes causes confondues, aux maladies cardiovasculaires, aux cardiopathies chroniques, aux accidents vasculaires cérébraux ischémiques ou au diabète de type 2 (de Souza et al., 2015). Au contraire, de nombreuses études semblent établir un lien entre la consommation de sucre et le diabète de type 2 (Chatterjee et al., 2017). Comment se fait-il que ces informations ne semblent pas compter pour le public et n’influencent pas les comportements alimentaires ?

G.T. : Encore une fois, en supposant que j’aie raison, pour toutes les raisons que nous avons évoquées : dissonance cognitive, inertie institutionnelle, conflits financiers (la plupart des entreprises alimentaires vendent des aliments et/ou des boissons riches en glucides), résistance institutionnelle à reconnaître des erreurs qui pourraient avoir fait beaucoup plus de mal que de bien et, enfin, la nature des preuves disponibles dans la recherche nutritionnelle. Depuis les années 1960, la recherche s’appuie sur des enquêtes épidémiologiques pour déterminer ce que mangent les personnes en bonne santé et celles qui ne le sont pas. La façon dont ces études épidémiologiques sont interprétées est fatalement erronée. 

Ces études épidémiologiques établissent des associations entre la consommation d’aliments et la santé. Bien que les épidémiologistes et les autorités qui s’appuient sur ce type de données reconnaissent que les associations n’impliquent pas de lien de causalité, ils les utilisent néanmoins à cette fin. Les chercheurs en nutrition ont décidé que la collecte de ces données d’association à partir d’enquêtes était la meilleure solution possible. Ce qui est peut-être le cas. Mais ces études sont des machines à confirmer les idées reçues. 

Vous avez besoin d’essais contrôlés randomisés. Ces essais sont coûteux et il n’est pas pratique de les mener pendant plus d’un an ou deux. Mais si vous les examinez, comme je l’ai fait et comme d’autres personnes qui pensent comme moi l’ont fait, vous constaterez que les personnes qui évitent les glucides, et en particulier les céréales raffinées et les sucres, sont en meilleure santé. 

Le fait que ces deux types d’études – des enquêtes épidémiologiques menées sur plusieurs décennies et des essais contrôlés randomisés d’une durée de deux ans – aboutissent à deux points de vue nettement différents sur la nature d’un régime alimentaire sain constitue un grave problème. Dans un monde idéal, la communauté de la santé publique mènerait le type d’études nécessaires pour résoudre ce problème, mais rien n’indique qu’elle soit réellement intéressée à le faire. Cependant, il semble qu’ils préfèrent confirmer ce qu’ils affirment depuis le début, même s’ils doivent le faire au milieu de cette pandémie d’obésité et de diabète. On devrait y voir au moins une preuve que la pensée conventionnelle est erronée, mais ce n’est pas ainsi qu’elle est perçue.  

TES. : De plus en plus, les politiques de santé publique développent des systèmes d’étiquetage des aliments sur le devant des emballages (FOP) afin d’aider les consommateurs à choisir leurs aliments (feux tricolores au Royaume-Uni, Nutriscore en France, Battery score en Italie, etc.) Que pensez-vous de ces solutions ? Pensez-vous qu’elles peuvent s’attaquer au problème de l’obésité ?

G.T. : Une réponse courte, enfin : Non, ils ne seront d’aucune utilité. Il s’agit encore une fois de renforcer une orthodoxie nutritionnelle anachronique. Plutôt que d’envisager la possibilité que notre conception de la nature d’un régime alimentaire sain soit erronée, les autorités s’efforcent de la diffuser encore plus. J’espère qu’elles ont raison, mais je ne parierais pas là-dessus.

TES. : Les Européens sont actuellement plongés dans une controverse au sujet de Nutriscore. Les opposants accusent l’algorithme d’être biaisé a priori en attribuant une mauvaise note à des aliments sains tels que l’huile d’olive, le fromage ou la viande. Quels conseils donneriez-vous aux consommateurs et aux décideurs politiques de l’UE ?

G.T. :  Il faut prendre du recul. Repenser. Ils doivent cesser de blâmer le public en pleine pandémie d’obésité et de diabète et envisager la possibilité que les nutritionnistes, eux-mêmes, et les chercheurs sur l’obésité soient ceux qui se sont trompés. Cela arrive tout le temps en science. Peut-être que cela s’est vraiment produit dans ce cas. Ensuite, accordez plus d’attention aux essais cliniques qu’aux enquêtes épidémiologiques.

TES. : Votre dernier livre, « The Case for Keto », a été publié juste avant le COVID. Au cours de cette période, il est devenu évident que les personnes souffrant d’obésité et de maladies métaboliques chroniques ont été plus touchées. Certains ont conclu que l’obésité était la véritable cause du COVIDPartagez-vous ce point de vue ?

G.T. : J’ai tendance à croire que c’est vrai, mais je n’ai pas suffisamment étudié la littérature dans ce cas pour être sûr d’avoir raison. 

Pour la suite de l’interview, rendez-vous sur la page de The European Scientist