Après la profanation du Capitole, deux Amériques se font face

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La prise du Capitole
Photo de Kendall Hoopes provenant de Pexels, La prise du Capitole

Les émeutes qui ont eu lieu au Capitole à Washington mercredi ont ému le monde entier. Mais se lamenter sur la violence de ces faits inqualifiables sans rappeler le (véritable) contexte qui l’a nourrie nous condamne à ne rien comprendre. Le narratif bien rôdé « voilà ce qui arrive quand on nourrit les thèses complotistes » qui mènera invariablement à encore plus de censure ne va pas faire avancer le Schmilblick. La moitié des Américains qui pensent que l’élection leur a été volée ne vont pas changer subitement d’avis. Pas davantage l’autre moitié de l’Amérique qui estime que « c’est le plus grand mensonge de l’histoire ».

Le citoyen belge normalement informé (c’est-à-dire peu informé) a vécu les événements rocambolesques de la « prise du Capitole » mercredi, à Washington, d’une manière cauchemardesque. Surprise totale que de voir des centaines d’énergumènes pro-Trump (et quelques antifas)  investir le Temple de la démocratie occidentale, la Mecque du parlementarisme… 

Mais pour savoir comment on en est arrivé là, il importe de faire un rappel des faits le plus honnête possible et sans tabou qui dépasse le catéchisme habituel « voilà où nous mènent les théories du complot et la banalisation de l’extrême droite qu’on aurait dû censurer bien plus tôt sur les réseaux sociaux ». 

« On m’a volé mon élection »

Depuis le 4 novembre, le matin de la veille de l’élection présidentielle, Donald Trump martèle que l’élection a été truquée et qu’il l’a remportée largement. Cela est un fait. Son allocution télévisée est interrompue sur plusieurs chaînes de télévision mainstream. Pendant deux mois, son impressionnante équipe juridique menée par l’ancien procureur et maire de New-York Rudy Giuliani, a rassemblé plus de mille témoignages sous serment (« swarn affidavit ») invoquant des irrégularités dans ces élections essentiellement dans 6 Etats-clés : Michigan, Wisconsin, Pennsylvanie, Géorgie, Arizona et Nevada. Pêle-mêle, ces citoyens qui risquent une peine de prison de 5 ans en cas de parjures et dont certains ont été licenciés entre-temps – assesseurs, employés de la poste, préposés aux dépouillements, etc. – dénoncent des irrégularités. Ordre de compter des bulletins douteux immaculés, défense de pénétrer les bureaux de dépouillement pour surveiller les décomptes, conversations étranges entre officiels du dépouillement, découvertes de paquets de bulletins « tous pour Biden » etc. 

Dans les semaines suivantes, Rudy Giuliani a mené des « auditions » (hearings) dans diverses instances officielles : auditions pour les sénateurs d’Etat de Pennsylvanie, sous-commission électorale de Géorgie, audiences publiques devant des parlementaires d’Etat en Arizona, Michigan, Wisconsin, etc. A chaque fois il était accompagné de l’avocate Jenna Ellis et d’un spécialiste IT qui détaillait de manière apparemment convaincante la manière dont on peut arranger les votes.

Plusieurs associations indépendantes (Institut Thomas More, We The People…) ont mené leur propre enquête avec certains moyens et leurs avocats propres. Sidney Powell sort du lot. Elle a été la première à parler de manipulation des machines à compter les votes « Dominion » et d’influence étrangère. Ses différentes plaintes dans diverses cours ont été rendues publiques, la dernière en date pesant 270 pages est consultable sur internet en pdf fait état de mouvements de votes statistiquement impossibles, d’un algorithme qui peut avantager tel ou tel candidat, etc. Sidney Powell est une avocate et ancienne procureure. Elle a notamment sorti le général Michael Flynn des « griffes » du FBI. Me Powell travaille avec trois spécialistes IT de Princeton. 

Mensonges ? Canular ? 

Tous ces avocats et enquêteurs peuvent évidemment avoir été pris d’une hystérie collective. Les témoins peuvent être des Républicains trumpistes qui mentent éhontément. 

Donald Trump, roi de la com’, peut avoir créé ce narratif, canular géant, pour renverser l’élection ou à tout le moins délégitimer le vainqueur de l’élection Joe Biden et pourrir ses « 100 jours ».

Petite parenthèse : la presse américaine mainstream, qui soutient sans ambigüité Joe Biden et qui l’a déclaré président élu dès le 7 novembre, réfute toute hypothèse de fraude et décide de ne plus en parler du tout. La presse de droite voire trumpiste (Newsmax, Epoch Times, OAN) à l’exception de Fox News qui a déjà tourné la page Trump, embrayent sur la thèse de la fraude sans trop de recul critique.

Dans l’intervalle, l’appareil politique de Parti républicain, en majorité, commence à penser que quelque chose cloche dans cette élection. Juste après le 14 décembre, date où le Collège des Grands électeurs est certifié, 306 pour Biden contre 232 pour Trump (cette date est coutumière et non-constitutionnelle), le Sénat américain, encore à majorité républicaine, décide d’organiser une session d’information « sur les allégations de fraude ». Un des avocats de Trump détaillera par le menu la manière dont il aurait trouvé notamment en Arizona « 40.000 personnes ayant voté deux fois ». Les sénateurs Josh Hawley et Paul Rand, notamment, endossent la thèse d’irrégularités soulignant avec véhémence qu’il faudra réparer (« fix ») le système électoral la prochaine fois. Les sénateurs démocrates disent leur réprobation à propos de ce qu’ils qualifient de mensonge historique.

Plusieurs experts IT vont s’emparer de l’affaire, dont Joven Pulitzer, qui, lors d’une audition publique en Géorgie, estime le 3 janvier qu’il y a eu irrégularités (les bulletins de comtés républicains sont les seuls à posséder un code-barre qui permet la certification des signatures entre les listes électorales et les enveloppes qui contiennent les bulletins de vote). Il estime à 48 heures le temps qu’il lui faudrait pour cautionner son hypothèse, notamment dans le comté de Fulton (Atlanta) là précisément où une caméra de surveillance a révélé que des assesseurs subitement restés seuls ont sorti des boîtes de bulletins et les ont introduits dans les Dominion.

Cette vérification lui sera refusée par les autorités de Géorgie dont les officiels ont d’ailleurs précisé que l’affaire des boîtes sorties d’en-dessous des tables est une procédure normale car il s’agirait de bulletins pré-comptés.

Géorgie, Etat schizophrénique

La Géorgie est dirigée par un gouverneur et un secrétaire d’Etat républicains (Brian Kemp et Brad Raffensberger). Donald Trump les a aidés à être élus mais ils ne s’entendent guère. Il y a une semaine, une conversation téléphonique a eu lieu entre Trump et ses avocats et Raffensberger et son avocat. Estimant avoir remporté l’Etat avec plus de 400.000 voix (Biden mène officiellement de 12.000 voix), Trump précise qu’il lui suffit de 11.000 et que Raffensberger les lui trouve. Ce dernier revoie Trump aux Cours et tribunaux. Un des proches du secrétaire d’Etat enverra peu de temps après l’enregistrement de la conversation (environ 40 minutes)… au Washington Post qui ne publiera qu’un extrait tronqué. La rupture entre les chefs de la Géorgie et Donald Trump est consommée. Or, quelques jours après, le 5 janvier, se joue l’élection de deux sénateurs géorgiens qui vont décider de la majorité au Sénat. Les deux démocrates, MM. Ossoff et Warnock, l’emporteront de justesse, donnant un Sénat fédéral partagé à 50/50 entre Républicains et Démocrates mais la vice-présidente élue Kamala Harris peut apporter sa voix pour faire pencher la balance en faveur des Démocrates qui ont tout raflé : la Maison Blanche, la Chambre et le Sénat. Leur manque seulement la Cour suprême, à majorité conservatrice (6/9). 

Vérité judiciaire

Pendant ce temps, il faut souligner que sur environ 60 actions en justice (« lawsuit ») pour irrégularités, la plupart seront déboutées (« dismissed ») par différents juges locaux, soit parce que considérées comme fantaisistes, soit qu’elles arrivent trop tard après le scrutin, soit trop tôt. 

Le coup de grâce pour Donald Trump intervient peu de temps avant le 14 décembre et la certification du Collège électoral : la Cour suprême refuse d’examiner une plainte du Texas contre la Pennsylvanie, le Michigan, le Wisconsin et la Géorgie. Sans plaider sur les fraudes, le Texas estimait que les lois électorales relatives au vote par correspondance avaient été modifiées avant le scrutin par les gouvernements de ces Etats et non par les Parlements (« Legislatures ») ce qui est anticonstitutionnel. La Cour suprême ne déboutera pas sur le fond mais sur le « standing », à savoir que le Texas ne peut être le plaignant car il n’est pas directement lésé. Or 18 Etats républicains s’étaient joints au Texas et 20 Etats démocrates avaient soutenu les Etats défendeurs. Une sorte de mini-guerre civile…

Commission d’enquête

Peu avant la certification définitive de Joe Biden mercredi 6 janvier 2021, estimant que la confiance dans le système électoral est compromise, le très influent sénateur républicain d’origine cubaine Ted Cruz (Texas) annonce qu’il va proposer le 6 janvier au Congrès réuni la mise en place d’une Commission d’enquête sur les allégations d’irrégularités « d’une ampleur jamais vues dans toute sa vie ». Elle serait chargée de rassurer les Américains sur la probité des élections en faisant la part des choses entre rumeurs et faits. Sa composition comprendrait 5 députés, 5 sénateurs et 5 juges suprêmes… 11 sénateurs le rejoignent. Cette commission ne verra vraisemblablement jamais le jour à moins que…

Jour J

Le jour J, le 5 janvier, Donald Trump organise un meeting le long du Mall qui va de l’obélisque au Capitole. Pendant une heure, après que Rudy Giuliani ait rappelé l’essentiel des irrégularités supposées, il martèle qu’on lui a volé l’élection et qu’il ne laissera pas les choses en l’état. Auparavant, dans plusieurs tweets rageurs, il a répété qu’il ne concéderait jamais.

On connaît la suite : après que le vice-président Mike Pence se soit résolu à un simple « ouvreur d’enveloppe », les Trumpistes sont désespérés. Parmi une majorité de Républicains pacifiques qui marchent sur le Colisée, et en raison de mesures de sécurité bancales, plusieurs centaines de militants pénètrent dans le Saint des Saint, y détruisent quelques bibelots et une femme est tuée, une vétérane encore jeune. Un policier succombera quelques jours plus tard.

Aussitôt Donald Trump est accusé d’avoir provoqué une « insurrection ». Les condamnations politiques en Amérique et dans le monde entier à propos de cette « insurrection » qui, en vérité, est symboliquement cataclysmique tant le Congrès américain incarne la démocratie, scellent le destin du président sortant. Il appelle au calme et à la paix le jour même. Le lendemain, il promet une « transition pacifique » et le surlendemain, il condamne fermement les intrus et appelle à se réunir autour des valeurs de l’Amérique de démocratie et de paix, etc.

Restaurer la confiance dans le système électoral

Conclusion : cette violence n’a pas surgi de nulle part, sur ordre du président Trump mais intervient après deux mois de combat idéologique paroxystique autour d’allégations d’irrégularités électorales. 

Selon deux sondages, respectivement Gallup et Rasmussen, menés avant les tristes événements, 39% et 50% des Américains pensaient que l’élection présidentielle avait été truquée (« rigged »), les trois-quarts des Républicains et un huitième des Démocrates. La priorité est donc de restaurer la confiance des Américains dans leur système électoral. Tant que ce ne sera pas fait, il y aura une Amérique contre l’autre, plus irréconciliables que jamais. 

A.G.