L’étrange passé de L’Oréal

1772

Toutes les grandes multinationales ont une histoire relativement longue qui traverse les époques, voire les siècles. A ce titre, beaucoup d’entre elles ont connu  des événements tragiques telles que la guerre, l’occupation ou encore la dislocation d’un pays ou d’un empire. Ce sont les aléas de l’Histoire. Une entreprise étant faite d’hommes et de femmes, il n’est pas rare que ces derniers embrassent l’un ou l’autre paradigme d’une époque, aussi nauséabond et choquant soit-il avec le recul. Mais lorsqu’un directoire se vautre dans la fange pour s’ériger plus tard en parangon de la vertu morale, il y a de quoi s’interroger sur les dessous réels de la culture de cette entreprise. Examinons un peu le cas de L’Oréal. Numéro un mondial de l’industrie cosmétique, la multinationale d’origine française emploie aujourd’hui plus de 82 000 salariés à travers le monde et affiche une capitalisation boursière de l’ordre de 160 milliards d’euros.

Les débuts

L’entreprise est fondée par Eugène Schueller, d’origine alsacienne, à Paris le 30 juillet 1909. Deux ans auparavant, Schueller avait déposé un brevet d’invention concernant un procédé de teinture pour cheveux et poils. Le succès est timide mais le fondateur est enthousiaste et passionné. Il se fait patiemment un nom dans le monde des coiffeurs parisiens et, aidé par l’apport financier d’André Spery, lance « La Coiffure de Paris », une publication dédiée aux coiffeurs, l’année même de la création de la société.

L’entreprise démarre bien même si le succès est lent. Bien entendu, elle connaîtra une baisse d’activité en raison de la Première Guerre Mondiale, mais elle se maintiendra. En vrai patriote français, Shueller cède temporairement la direction de l’entreprise à son épouse pour servir dans l’armée en tant que sous-lieutenant d’artillerie chargé des liaisons avec l’infanterie. Il est cité à titre militaire (cinq citations, croix de guerre, Légion d’honneur). En 1919, Schueller crée la première teinture rapide et lance le shampoing Dopal. Outre le lancement de l’ambre solaire dans les années 1930, il diversifie également ses activités en prenant des participations dans des entreprises en dehors de l’industrie cosmétique.

Du patriotisme au nationalisme

Mais surtout, Eugène Schueller, au-delà de son patriotisme indéniable, affiche un penchant nationaliste. Il se met à côtoyer le milieu. Les sirènes d’un nationalisme musclé combiné à une politique économique dirigiste le séduisent. Grand ami d’Eugène Deloncle, un dissident de l’Action Française, il lui apporte son soutien financier pour créer en 1935 l’Organisation Secrète d’Action Révolutionnaire Nationale (OSARN) mieux connue sous le surnom « La Cagoule ». L’OSARN est d’extrême-droite, anticommuniste, antisémite et antirépublicain. Bref, sa ligne de conduite est dans l’air du temps.

En 1940, Schueller contribue au financement du Mouvement Social Révolutionnaire (MSR) dirigé par Deloncle avec l’assentiment de l’occupant nazi. Comme le MSR rejoint le Rassemblement National Populaire (RNP) de Marcel Déat, Schueller se retrouve président du comité technique d’économie générale du RNP.

Liliane Bettencourt (1922-2017), née Schueller, est mariée à André Betttencourt, le futur bras droit d’Eugène Schueller. Le gendre dirige la revue collaborationniste « La Terre Française ». Détenant une participation dans le groupe suisse Nestlé, Schueller l’envoie tenir un poste de direction en Suisse. André Bettencourt sera également ministre sous les 4e et 5e Républiques.

Après-guerre

Après la guerre, Schueller est relaxé de toute accusation de collaboration grâce aux témoignages de Pierre de Bénouville, d’André Bettencourt, de François Mitterrand (décoré de l’Ordre de la Francisque par le Maréchal Pétain, futur ministre et président de la République), de Max Brusset (député de Charente), de Jacques Sadoul (alors maire communiste de Sainte-Maxime) et des membres de la Résistance, des réfractaires au service du travail obligatoire et de juifs que Schueller aurait aidés pendant l’Occupation. Il obtient la croix de guerre et il est fait chevalier de la Légion d’honneur.

Certains verront leur entreprise saisie et nationalisée après la guerre, telle la Régie Renault, alors que d’autres parviendront, soutiens politiques à l’appui, à effectuer un retournement de veste extraordinaire pour échapper à la prison, voire à la peine capitale, conserver patrimoine et entreprise et même obtenir mérites et décorations. Ce sera le cas d’Eugène Schueller, fondateur, actionnaire principal et PDG de L’Oréal. Le coup est magistral. Schueller décède finalement en 1957.

L’entreprise se développe ensuite pour prendre des proportions internationales avec la paix, la reconstruction, la reprise économique et la levée des barrières commerciales tout au long de la seconde moitié du 20e siècle. Son succès est retentissant. Sa domination est indéniable.  L’Oréal représente une pondération de près de 5% dans l’indice boursier CAC40 représentatif des 40 plus grandes capitalisations françaises.

Je retourne ma veste… toujours du bon côté !

Si certaines entreprises et leurs anciens dirigeants ont eu un passé sombre, sans vouloir excuser quoi que ce soit, il est toujours possible de comprendre telle ou telle action selon le zeitgeist et les contraintes et conditions de l’époque. Nul ne peut se prévaloir du manteau de la vertu à ce titre. L’Oréal est loin d’être la seule firme à pointer du doigt.

Mais ici, le revirement est violent. De nos jours, multiculturalisme et cosmopolitisme obligent, les entreprises jouent les chevaliers blancs dans une folle croisade diversitaire. Elles tendent à occulter leur passé douteux et multiplient les signalements vertueux. L’Oréal n’échappe pas à la règle. On comprend dès lors aisément comment la « collaboration » de ses dirigeants passés a pu avoir lieu. Il s’agit de saisir et embrasser le paradigme d’une époque, quitte à renier sa culture d’entreprise au fil du temps. Les girouettes indiquent toujours le sens du vent qu’il est bon de suivre si l’on veut avancer.

Cinquante nuances de racisme?

Nous l’avons vu, le revirement est une spécialité de la maison L’Oréal. C’était vrai par le passé et cela n’a jamais vraiment changé. Retour sur un épisode plus récent qui a permis à l’entreprise de passer du « BBR » au #BLM ou comment du blanc au noir en passant par « cinquante nuances de racisme »Dans le cadre du recrutement en 2000 d’animatrices pour des opérations de promotion de produits pour cheveux, Garnier, filiale de « L’Oréal aurait, selon l’accusation, demandé de ne pas embaucher des jeunes femmes d’origine africaine, arabe ou asiatique. SOS-Racisme avait décidé de saisir la justice. L’accusation s’était appuyée sur des témoignages oraux et un fax de l’ex-directrice de Districom, Thérèse Coulange, envoyé à Adecco, indiquant que le type « BBR », signifiant « bleu, blanc, rouge », était requis. Les postulantes devaient aussi être âgées de 18 à 22 ans et leur taille de vêtement devait être comprise entre le 38 et le 42, rapporte notre confrère Le Monde. En 2007, les trois entreprises sont condamnées en appel à verser des dommages et intérêts à SOS-Racisme.C’est alors que Jean-Paul Agon, qualifié jadis de roi du dancefloor (c’est là qu’on apprend que Balkany a perdu le monopole ) opère un spectaculaire revirement pour redorer l’image de L’Oréal. Alors qu’en 2019 il reconnaît dans une interview que la discrimination positive est interdite, il semble pourtant ne pas se cacher à tirer quelque gloire d’avoir ancré la pratique au coeur des processus de recrutement. Ainsi, en 2007, Jean-Paul Agon n’hésitait pas à déclarer l’assumer, d’une certaine manière: « Lorsque nous rencontrons un candidat qui a un prénom d’origine étrangère, il a plus de chance d’être recruté que celui qui porte un prénom français de souche ».On comprend mieux dès lors que la fuite en avant qu’illustre aujourd’hui la croisade sémantique contre le concept de « blancheur, excessive pour pour ne pas dire extrémiste, ne vient pas de nulle part.Cependant, quand on analyse de plus près la composition du directoire de ce fleuron de l’industrie française, on se dit que toutes ces gesticulations diversitaires mènent un peu nulle part… Chez L’Oréal, on aime la vie en couleurs, mais jusqu’à un certain point, et certainement pas au sommet.

L’hypocrisie et le grand écart moral sont à leur apogée dans le monde de l’entreprise. Qu’il me soit permis de le dénoncer, parce que je le vaux bien.

Jules Alove