Tiger King : Série à rebondissements ou documentaire ?

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Tiger King
Tiger King, d'Eric Goode et Rebecca Chaiklin

Notre critique de Tiger King.

Le 9 mars 2020, Donald Trump relativisait la dangerosité du coronavirus en le comparant à la grippe saisonnière : « L’année dernière, 37 000 Américains sont morts de la grippe commune. On compte en moyenne entre 27 000 et 70 000 morts par an. Rien n’est fermé, la vie et l’économie continuent. Il existe actuellement 546 cas confirmés de Coronavirus, avec 22 décès. Pensez-y ! »

C’est Justine Titgrip. Merci Donald.

Huit jours plus tard, le nombre de morts avait bondi de 273 %, passant de 26 à 97 décès, et le nombre de contaminés de 778 %, passant de 645 à 5664 cas recensés. Imperturbable, le Président des États-Unis changea complètement de discours et vanta alors ses qualités d’épidémiologiste prescient : « J’ai toujours su que c’était une vraie pandémie. J’ai senti que c’était une pandémie bien avant qu’elle ne s’appelle une pandémie… Je l’ai toujours considérée comme très grave. »

Le réel n’a pas eu lieu. Non seulement Donald Trump n’a jamais sous-estimé la gravité de l’épidémie, mais en plus il était le premier à tirer la sonnette d’alarme. Cette réécriture des faits, à une semaine d’intervalle, laisse pantois. L’opposition « démocrate » – journalistes inclus – est hystérique et complotiste, la chose est entendue. Néanmoins, les accusations de mensonge fréquemment portées à l’encontre du Président américain ne sont pas sans fondement.

Immersion dans le royaume des tigres

Sous ce rapport, Joe Exotic, le protagoniste de la mini-série documentaire de Netflix Tiger King, ressemble furieusement au Donald. Déjà, il y a la coupe mulet, qui lui donne le même air de survivant improbable des 80’s. Mais c’est surtout le sens du showbizz, la mégalomanie et le déni tranquille du réel, qui le rapprochent du Président. Joe Exotic est un gay flamboyant, « marié » à deux jeunots pas si ingénus que ça, qui aime enfiler ses habits de cowboy à paillettes pour chanter en playback de la country bas de gamme. Le documentaire suit ce personnage pittoresque dans sa lutte shakespearienne pour protéger son parc animalier des manœuvres machiavéliques de Carole Baskin, son ennemie de toujours, une défenderesse des animaux au passé interlope. Autant dire que la tension monte très vite entre ces deux « fauves », car Carole est aveuglée par sa cause, et Joe est un libertarien caricatural à la gâchette facile…

Joe Exotic, dans toute sa flamboyance féline. Source: Tiger King, d’Eric Goode et Rebecca Chaiklin

Tant pis pour le réel

Prenez un abonnement Netflix si vous n’en avez pas, puis résiliez-le, mais courez voir cette mini-série haletante et addictive. Elle ne comporte que sept épisodes, ce qui est parfait pour une ou deux soirées de binge-watching en confinement. Tiger King progresse en crescendo, et chaque fois qu’on se dit qu’on ne peut pas aller plus loin dans la folie furieuse, la série arrive à nous surprendre et à repousser les limites. C’est une plongée abyssale dans l’Amérique de tous les excès : on y croise un gourou et ses femmes, un réalisateur de télé-réalité, un patron de bar de strip-tease, un vendeur de Walmart improvisé manager de campagne électorale, des trafiquants, des arnaqueurs, des camés, des ex-taulards, des inadaptés sociaux en tous genres, tantôt attachants, tantôt effrayants, tous maladivement fascinés par les grands félins, peut-être les seuls êtres sains d’esprit dans toute cette affaire. À la fin, on ne sait plus trop si on a regardé un documentaire ou une série à rebondissement, et c’est troublant, et en même temps on s’en fout.

Dans cette Amérique factice présidée par une ancienne star de télé-réalité qui dit « blanc » un jour puis « noir » le lendemain, la frontière qui sépare la fiction du réel semble de plus en plus ténue. Avec le coronavirus comme dernier rebondissement, la campagne présidentielle de 2020 a fini de se muer en série à suspense scénarisée par les médias. Nous avons beau réaffirmer en paroles la valeur du réel, nous sommes tous devenus des Américains, et il est trop tard pour faire marche arrière. Mi-amusés, mi-effrayés, nous laissons les Joe Exotic et ceux qui les filment nous divertir à mort, et nous en redemandons. Avec Tiger King, le moins que l’on puisse dire, c’est que nous sommes servis.

Nicola Tournay