Pierre Kompany devrait plutôt remercier la Belgique

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Image de Ganshoren
Photo de Ganshoren par Pajot - De Wolf (licence cc: https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/deed.fr)

Pendant des siècles, les chrétiens ont reproché aux juifs d’avoir tué le Christ. L’antisémitisme chrétien s’appuyait sur la malédiction du sang – la phrase que le peuple juif aurait prononcée lors du procès de Jésus pour exiger sa condamnation : « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ! » (Mt 27:25).

Il aura fallu un génocide monstrueux pour que l’Église catholique condamne explicitement le mythe du « peuple déicide » lors du concile Vatican II en 1965, rompant ainsi avec plusieurs siècles de pogroms et de persécutions antisémites sur le sol européen. Dans nos démocraties libérales, il était désormais acquis que la responsabilité était avant tout une affaire personnelle, et qu’on ne pouvait pas imputer un crime à l’ensemble d’une population sur plusieurs générations. C’est ce refus de l’amalgame grossier qui motivait le rejet unanime du racisme. Jusqu’à aujourd’hui.

Ironie du sort, c’est sous les oripeaux de l’antiracisme que la malédiction du sang fait son grand retour, et cette fois-ci ce n’est plus le juif « déicide » qui est visé, mais le blanc « colonialiste » et « esclavagiste ». Pas plus que les juifs actuels ne sont coupables d’avoir tué le fils de Dieu, les blancs actuels ne le sont des méfaits commis par quelques-uns de leurs ancêtres. En fait, « les blancs » ne détiennent même pas le monopole du colonialisme et de l’esclavagisme – en revanche, ils sont les premiers à avoir aboli ces institutions. Pourtant, les appels à se repentir et à expier les crimes du passé se multiplient des deux côtés de l’Atlantique, et la Belgique n’y échappe pas.

les Belges doivent encaisser des demandes d’excuses pour des crimes qu’ils n’ont pas commis, formulées par des victimes qui ne les ont pas subis

Après avoir vu les statues de leurs rois se faire vandaliser, parfois même avec la complicité de journalistes du service public d’information, les Belges doivent maintenant encaisser des demandes d’excuses pour des crimes qu’ils n’ont pas commis, formulées par des « victimes » qui ne les ont pas subis. Le dernier exemple en date est donné par Pierre Kompany. L’élu belge d’origine congolaise, père du joueur de football du même nom, a déclaré lors d’un entretien avec l’AFP que la Belgique devait présenter ses excuses. Plus précisément : « Les excuses doivent venir en fait de l’État et du Roi. » Ironique, Pierre Kompany a ajouté que le meilleur moyen de protéger les statues de Léopold II était de les remiser au musée – ce qui nous ferait sourire, si ça ne revenait pas à accepter le vandalisme comme moyen légitime d’expression politique.

Dans le reste de l’entretien, le bourgmestre de Ganshoren insiste avec raison sur la brutalité de la colonisation belge sous Léopold II – principalement le recours au travail forcé pour l’exploitation du caoutchouc – tout en passant sous silence ses aspects plus positifs : la fin des razzias arabes, l’éducation, les progrès sanitaires et économiques, etc. La nuance est à nouveau sacrifiée sur l’autel de la militance. Mais qu’importe la nuance ! Si nous tenons le colonialisme pour un mal en soi, alors n’est-il pas normal que nous nous excusions pour la colonisation belge, sans regard pour ses effets de bord supposément bénéfiques ?

la société belge n’est plus coloniale. Elle a fait amende honorable depuis longtemps.

Tout est affaire de contexte : les Turcs qui ont massacré et déporté les Arméniens entre 1915 et 1917 sont probablement tous morts aujourd’hui, de même que leurs victimes, et pourtant nous continuons à nous indigner du fait que l’État turc ne reconnaisse pas le génocide arménien. Pourquoi ? Parce que leurs idées, elles, ne sont malheureusement pas mortes. L’État turc continue à ce jour de persécuter des minorités ethniques et religieuses sur son sol et au delà. Et la société turque le permet, précisément parce qu’elle n’a pas appris de ses erreurs : elle baigne toujours dans la même idéologie ethno-nationaliste teintée d’islamisme qui a conduit au massacre des Arméniens. Personne ne leur demande de payer indéfiniment pour une faute commise il y a plusieurs générations : nous leur demandons de ne plus jamais reproduire d’erreur similaire.

Pareillement, si la Belgique reproduisait à ce jour l’idéologie coloniale, comme le pensent les activistes « décoloniaux », alors il faudrait effectivement militer pour décoloniser l’espace public et demander à l’État belge de présenter ses excuses. Sauf que la société belge n’est plus coloniale. Elle a fait amende honorable depuis longtemps. Elle a rendu au Congo son indépendance. Elle dépense des millions dans l’aide au développement. Elle légifère et elle subventionne une agence et un réseau d’associations pour lutter contre les discriminations (MRAX, BePax etc.) Elle reconnaît aux citoyens belges afro-descendants les mêmes droits qu’aux autres. Et personne d’autre ne symbolise mieux cette évolution que Pierre Kompany lui-même.

Plutôt que de demander à la Belgique de s’excuser, Pierre Kompany devrait plutôt remercier le pays qui l’a accueilli et lui a donné des droits égaux.

Réfugié en Belgique en 1975 après avoir initié des manifestations étudiantes contre le régime dictatorial de Mobutu, Pierre Kompany a trouvé chez nous une terre d’accueil où il a pu travailler, finir ses études d’ingénieur, fonder une famille et se lancer en politique. Et ce fut mutuellement bénéfique, puisque nous profitons de ses talents et de ceux de sa descendance.

La Belgique a changé depuis Léopold II. Le contexte n’est plus le même. Aujourd’hui, s’excuser pour un passé colonial déjà enterré ne changera rien à la condition politique et sociale des Congolais et des Belges afro-descendants. Aujourd’hui, plus personne ne pense que les « races » prétendument « supérieures » ont pour devoir de « civiliser » les « races » prétendument « inférieures », au besoin par la force. Aujourd’hui, le nouveau racisme qui se fait appeler « antiracisme » conçoit « les blancs » comme un groupe homogène jouissant de privilèges indus et se refilant de générations en générations le fardeau des erreurs commises il y a deux siècles par quelques-uns d’entre eux. La « blanchité », dans le parler des racistes décoloniaux, est la nouvelle malédiction du sang. S’excuser aujourd’hui, c’est accepter cette assignation identitaire. Et ce serait une terrible erreur, car les décoloniaux ne s’arrêteront pas là.

Plutôt que de demander à la Belgique de s’excuser par la voix de ses représentants, Pierre Kompany devrait plutôt remercier le pays qui l’a accueilli et lui a donné des droits égaux. Les Belges ont changé, et exprimer de la gratitude, plutôt qu’un ressentiment infini et diffus, est le plus sûr moyen de pérenniser ce changement.

Nicola Tournay.