Un texte de David Engels
La manifestation contre les mesures anti-coronavirus du gouvernement allemand qui, après de nombreuses tergiversations, a finalement eu lieu ce 29 août 2020 à Berlin, illustre comme peu d’autres événements dans l’histoire récente de ce pays, le déclin affligeant de la démocratie qui fait rage partout en occident. Alors que le gouvernement allemand s’érige volontiers en donneur de leçons morales en appelant régulièrement des États comme la Hongrie ou la Pologne à ne pas « instrumentaliser » la pandémie pour pouvoir limiter les droits des citoyens, il fait preuve, chez lui, d’un double standard très problématique et qui ne manquera pas d’avoir de très lourdes implications politiques lors des prochaines élections.
A chaque manifestation ses règles taillées sur mesure
Les nombreux aller-retours dans la procédure d’autorisation de la manifestation sont un exemple affligeant de l’érosion de l’État de droit en Allemagne, et ce non pas à cause d’entorses ouvertes à la loi, mais plutôt par son instrumentalisation politique cynique. Ainsi, il est bien connu que, lors des manifestations contre le prétendu « racisme systémique » des sociétés occidentales qui eurent lieu à Berlin ces dernières semaines, les mesures de distanciation et le port du masque n’avaient pas été respectés ; néanmoins, le sénateur berlinois responsable des affaires intérieures, le socialiste Andreas Geisel (Berlin étant un « Land » autonome au sein de la structure fédérale de l’Allemagne), avait jugé, comme presque toute l’élite politique du pays, ces entorses comme un mal nécessaire afin de pouvoir garantir la liberté d’opinion et le combat commun pour un monde sans racisme.
Déjà à l’époque, beaucoup de citoyens avaient critiqué l’incohérence flagrante entre, d’un côté, des mesures de confinement strictes, dont les conséquences économiques, politiques et psychologiques risquent d’être nettement plus importantes que les avantages dans le combat contre une « pandémie » en somme peu spectaculaire en dépit de la panique entretenue quotidiennement par les médias, et, d’un autre côté, la facilité avec laquelle ces mesures sont régulièrement mises entre parenthèses quand il s’agit de mettre en scène le programme multiculturaliste d’une gauche de plus en plus radicale et triomphaliste. Mais cette décrédibilisation grandissante des mesures pandémiques a acquis une toute nouvelle qualité avant-hier, quand le sénateur Geisel jugea opportun de faire interdire le 28.8.2020, donc le jour avant l’événement-même, l’organisation d’une manifestation contre les mesures pandémiques, et ce en se référant non seulement à l’impossibilité de faire respecter des mesures de distanciation dont il avait lui-même jadis accepté la mise entre parenthèse lors des manifestations anti-racistes (allant même jusqu’à déclarer que la police n’allait pas obliger les manifestants à respecter la distanciation), mais aussi et avant tout pour des raisons purement idéologiques. Ainsi, le 26.10.2020, il expliqua à la « Berliner Morgenpost » (faisant référence à une manifestation préalable contre le port du masque à laquelle avaient participé quelques « nationalistes ») :
« Je ne suis pas d’accord d’accepter une seconde fois que Berlin se trouve instrumentalisée comme plateforme par des gens niant le Coronavirus, par des nostalgiques du Reich ou par des extrémistes de droite. J’attends une distanciation claire de toutes et tous les démocrates face à ceux qui veulent mépriser notre système sous couvert de la liberté de rassemblement et d’opinion. » („Ich bin nicht bereit ein zweites Mal hinzunehmen, dass Berlin als Bühne für Corona-Leugner, Reichsbürger und Rechtsextremisten missbraucht wird. Ich erwarte eine klare Abgrenzung aller Demokratinnen und Demokraten gegenüber denjenigen, die unter dem Deckmantel der Versammlungs- und Meinungsfreiheit unser System verächtlich machen.“)
En revanche, le 18.10.2018, quand il avait participé lui-même à des manifestations « antifascistes » clairement dominées par l’extrême gauche, il avait déclaré à la même « Berliner Morgenpost » :
« Quand les démocrates doivent être présents, je descends dans la rue. Et je ne vais pas m’en laisser empêcher par le fait que quelques extrémistes utilisent également cette possibilité pour y exprimer leur opinion. » („Wenn ich als Demokrat gefordert bin, gehe ich auf die Straße. Und ich lasse mich nicht davon hindern, dass auch Extremisten die Möglichkeit nutzen, dort ihre Meinung zu sagen.“)
L’érosion de la démocratie en Europe est probablement déjà si avancée que de nombreux lecteurs ne réaliseront peut-être pas toute l’ampleur de ces contradictions, donc je résume : le responsable (socialiste) de l’ordre intérieur de la ville de Berlin avoue ouvertement que la présence de l’extrême gauche ne l’empêchera pas de participer lui-même à des manifestations « antifascistes », alors que celle (purement hypothétique !) de l’extrême droite lors d’une manifestation contre les mesures anti-coronavirus lui suffit pour la faire interdire dans sa totalité. L’interdiction elle-même est formellement justifiée par la nécessité de respecter les mesures de distanciation que le même politicien, quelques semaines auparavant, avait explicitement considérées secondaires quand il s’agissait d’organiser des manifestations « anti-racistes », allant même jusqu’à inviter la police à ne pas interférer lors d’éventuelles entorses. Décidément, l’Allemagne est arrivée à un stade de son évolution où il y a désormais deux classes de citoyens bien distinctes : ceux de gauche, pour lesquels le droit est ouvertement ignoré ou du moins interprété de la manière la plus flexible et avenante, et ceux de droite, qui doivent s’attendre à voir ce même droit ouvertement utilisé contre eux comme une arme de répression.
Quand être démocrate signifie « combattre la droite »
Bien que le cas berlinois soit parmi les faits récents les plus évidents, il n’est nullement une exception, car la réinterprétation de la démocratie non plus comme un espace ouvert d’échange entre toutes les expressions politiques, mais plutôt comme une machine administrative taillée sur mesure pour permettre la réalisation d’un agenda gauchiste bien spécifique est désormais de vigueur à presque tous les niveaux de la politique – de l’administration communale jusqu’à la chancellerie. Ne pensons ici qu’aux limogeages de personnes ayant des affinités « de droite » de leurs positions dans les administrations et écoles ; aux attaques violentes et quasi-journalières contre les personnes et biens des politiciens et penseurs de l’opposition conservatrice ; au fait que de plus en plus de banques, restaurants ou hôtels refusent d’admettre des clients associés à la « droite » ; au limogeage de Hans-Georg Maaßen, chef de la surveillance de la constitution pour son refus de considérer la manifestation organisée après l’assassinat d’un jeune allemand par un immigré à Chemnitz comme « violente » et « raciste » ; au limogeage de Hubertus Knabe, responsable d’un centre de recherche sur les crimes de l’ancienne RDA, à cause de son attitude trop critique par rapport à la dictature communiste ; à la nomination de nombreux ex-cadres communistes déclarant ouvertement vouloir « combattre la droite » à des postes politiquement et juridiquement hautement influents (comme Barbara Borchardt ou Anetta Kahane) ; au refus d’attribuer à l’AfD, principal parti d’opposition, un poste de vice-présidence du parlement ainsi que les fonds nécessaires au financement d’une fondation académique comme la possèdent tous les autres partis politiques ; à l’annulation politiquement orchestrée par la chancelière de l’élection du libéral Thomas Kemmerich comme ministre-président du « Land » (pourtant autonome) de Thuringe, et ce parce qu’il avait été élu grâce aux voix de la AfD, et son remplacement par l’ex-communiste Ramelow – et la liste pourrait encore être longue…
Dès lors, qui s’étonnera que « Mutti » Merkel, qui est au cœur de ce système et qui est la véritable architecte de ce glissement spectaculaire des chrétiens-démocrates allemands vers la gauche, ait également exprimé son total manque de sympathie et de compréhension pour les manifestants du 29 août, en prononçant même, lors de sa conférence de presse le 28 août, la phrase traîtresse :
« À part cela, quand des gens s’adressent à moi, je décide toujours moi-même si je chercherai la discussion avec eux ou non. » („Und ansonsten entscheide ich immer dann, wenn Menschen sich an mich wenden, ob ich mit ihnen das Gespräch suche, oder nicht.“)
En clair : l’obligation du chef d’État de représenter l’entièreté du pays qu’il gouverne est volontairement mise entre parenthèse, et l’interaction avec les citoyens explicitement limitée à ceux dont la chancelière partage personnellement l’opinion – une réinterprétation autoritaire de la notion de pluralisme qui n’est pas sans rappeler certaines formes de démocratie « dirigée »…
Une presse aux ordres
Ceci est d’autant plus dangereux que la plupart des grands médias allemands sont, eux aussi, fermement sous le contrôle des écologistes, socialistes et ex-communistes, comme le montrent non seulement les sondages et les nombreux journalistes qui eux-mêmes déclarent que l’ère de la neutralité politique des médias doit être considérée comme révolue face à la menace de la « droite », mais aussi des études indépendantes qui critiquent régulièrement le manque de distance entre les médias allemands et le gouvernement. Les conséquences concrètes de cette instrumentalisation des médias deviennent de plus en plus surréalistes et montrent toute l’ampleur de la manipulation consciente du lecteur orchestrée par les médias : dans le cas de la manifestation berlinoise, la ZDF, la vénérable deuxième chaîne publique allemande, avait déjà prévu tout un dossier plaçant la manifestation dans un contexte de violence anti-policière et accidentellement publié un jour avant que cette manifestation ait lieu – un bug informatique démasquant de manière spectaculaire l’ampleur du « framing » idéologique consciemment opéré par des médias pourtant financés par tous les contribuables…
Heureusement, et sans doute face à l’explosion d’indignation secouant les réseaux sociaux après ces scandales, les tribunaux de la ville de Berlin annulèrent la décision du sénateur Geisel et donnèrent leur accord de dernière minute à l’organisation de l’événement, mettant ainsi en évidence le manque total d’impartialité politique de l’exécutif de la ville de Berlin. Mais celle-ci n’abandonna pas pour autant son jeu : à peine la manifestation débutée, la police, selon les dires de nombreux participants, fit tout son possible pour confiner les 38.000 participants dans un emplacement de plus en plus restreint, tout en l’exhortant constamment à « respecter les distances » pandémiques. Ceci étant impossible, la police déclara devoir dissoudre la manifestation qui venait à peine de commencer, alors que, quelques semaines auparavant, elle avait encore reçu l’ordre de ne pas prendre en compte la distanciation quand il s’agissait de superviser les manifestations contre le « racisme systémique ». Seule l’impossibilité matérielle de procéder immédiatement à la réalisation de cette injonction et l’intervention de juristes se trouvant sur place permit aux manifestants de gagner le temps nécessaire pour procéder à une réorganisation du cortège, et la police se vit finalement obligée d’autoriser que l’événement poursuive son cours.
L’on peut facilement imaginer l’indignation qui secouerait les médias occidentaux si de tels procédés manipulatifs avaient été mis en œuvre par les gouvernements en Hongrie ou en Pologne afin d’interdire, de dénoncer et de saboter des manifestations dirigées contre leur politique : sans doute, l’Union européenne aurait-elle déjà fermement « condamné » ces États « illibéraux » et annoncé de revoir leur droit de vote et leurs subsides de convergence. Mais il faut bien se rendre à l’évidence que sur la scène allemande tout comme sur la scène européenne d’ailleurs, il existe désormais un double standard érodant de manière hautement dangereuse les valeurs démocratiques et poussant les citoyens à se révolter activement contre une manipulation de plus en plus éhontée des règles les plus élémentaires de l’égalité devant la loi.
Malheureusement, les formes que prend cette révolte qui gagne de plus en plus en vigueur sont elles-mêmes souvent assez problématiques, comme l’ont montré non seulement les « gilets jaunes », mais aussi les manifestants à Berlin : loin de former un corps unique et soudé aux revendications politiques claires, de nombreux citoyens s’indignant contre le gouvernement de Merkel ne critiquent pas seulement les mesures pandémiques, mais l’entièreté d’un système politique de plus en plus oppressant, et forment dès lors une masse hétérogène aux idées contradictoires, voire confuses, où des défenseurs de la démocratie traditionnelle côtoient des groupuscules les plus divers, allant de l’extrême-gauche par l’extrême droite jusqu’aux conspirationnistes. Ainsi, outre de très nombreux citoyens « normaux », on a pu voir des célébrités comme Robert F. Kennedy, neveu du président et militant contre la vaccination et la 5G ; Attila Hildmann, chef-cuisinier très médiatique et conspirationniste contesté (plus tard d’ailleurs incarcéré par la police) ; des groupuscules ésotériques ; des militants de l’extrême droite brandissant le drapeau du « Reich » allemand du 19e siècle ; des russophiles chantant l’hymne russe devant l’ambassade de Moscou, appelant Poutine à sauver l’Europe et se livrant à des combats avec la police ; et même une poignée de manifestants tentant de faire irruption violente dans le parlement et brandissant un drapeau américain…
Après la bienpensance, le chaos
À l’heure actuelle, cette hétérogénéité est sans doute le problème majeur de l’opposition au carcan de plus en plus étroit de la « bienpensance », et ce non seulement en Allemagne, mais partout en Europe, car outre une opposition fondamentale au cours actuel des choses, les masses n’ont aucun véritable programme commun ou viable et facilitent ainsi involontairement à la fois une représentation médiatique hautement manipulée et leur division par le pouvoir politique au pouvoir. Et pourtant, cette diversité pourrait peut-être se révéler, un jour, et sans doute après de nombreuses années difficiles dont les « gilets jaunes » et les manifestants de Berlin n’auront été que le début, comme un avantage : plus l’opposition deviendra diversifiée et large, et plus il sera difficile au pouvoir en place de s’ériger en défenseur de la « véritable » pluralité d’opinions. La démocratie se reconstruirait ainsi tout doucement à l’extérieur du système établi, pour pouvoir peut-être, un jour, et sur de nouvelles bases institutionnelles, trouver un équilibre fondé sur des compromis difficiles, mais constructifs entre les divers groupements politiques et sociétés parallèles qui sont en train de remplacer nos communautés jadis nettement plus homogènes, unies et solidaires. Alors, la fin du système actuel sera chose faite… En attendant, nous n’échapperons pas à de nombreuses années de déclin et d’anomie sur fond d’atomisation de la société pour peut-être rebâtir un nouveau modèle.