Aujourd’hui, les Japonais célèbrent le septante-cinquième anniversaire du bombardement d’Hiroshima. À cause de la pandémie du coronavirus, la traditionnelle cérémonie des lanternes et d’autres évènements publics ont été annulés. Chaque année, la commémoration de la tragédie d’Hiroshima offre à la classe dirigeante japonaise l’occasion de réaffirmer son engagement pour « la paix », inscrit par les Américains dans l’article 9 de sa constitution. Ainsi, le pays du soleil levant ne peut pas déclarer la guerre et ne dispose pas d’une armée mais de « forces d’autodéfense ».
Le culte de la paix, aussi en Europe
Dans le Japon post-Seconde Guerre Mondiale, la paix fait pratiquement l’objet d’un culte officiel : aujourd’hui, comme tous les six août, les Japonais ont prié pour la paix. Les cloches de la paix ont résonné dans le Parc du Mémorial de la Paix d’Hiroshima. Comme chaque année, le maire d’Hiroshima tiendra un discours sur la paix puis il y aura un lâcher de colombes. La paix, la paix, et encore la paix, jusqu’à l’écœurement.
Les Japonais ne sont pas les seuls à rendre un culte obsessionnel à la paix. Sur notre vieux continent traumatisé par les deux guerres totales du siècle passé, les dirigeants n’ont que ce mot à la bouche. Les dogmes du multilatéralisme, de la coopération internationale et de l’intégration européenne plongent leurs racines dans ce désir kantien d’une paix perpétuelle. C’est une aspiration sincère, libérale et humaniste, qui transcende le fossé séparant les « élites » des « populistes », même si les deux factions ne s’entendent pas sur les termes de cette paix perpétuelle (isolationnisme ou multilatéralisme ?)
Le retour des civilisations
Malgré ses bonnes intentions évidentes, cette aspiration à une paix sans fin – qu’elle prenne la forme d’un repli têtu ou d’une ouverture inconditionnelle à « l’autre » – pourrait bien signer la perte des Japonais comme des Européens. Aimez-le ou détestez-le, mais Samuel Huntington avait raison : l’ère des idéologies a pris fin, emportée par l’effondrement du bloc soviétique, mais nous ne sommes pas parvenus à la fin de l’histoire, n’en déplaisent aux (mauvais) lecteurs de Francis Fukuyama. Bon gré mal gré, nous rentrons dans un siècle identitaire, inauguré par l’attaque du 11 septembre 2001 et marqué par le grand retour des civilisations.
Tandis que les Américains et leurs suiveurs européens livrent une guerre culturelle contre leur histoire et leurs traditions, les dirigeants chinois redécouvrent et instrumentalisent l’héritage intellectuel du légalisme et du confucianisme à des fins explicitement impériales. Entre deux couplets lénifiants sur la paix, les Japonais regardent anxieusement des navires militaires battant pavillon rouge violer leurs eaux territoriales. Même chose en Europe, où le pseudo-sultan Erdogan, qui a répété à plusieurs reprises sa volonté de restaurer la grande Turquie de l’époque ottomane, ne rencontre que des protestations molles, quand ses hordes de migrants violent les frontières grecques.
Le pacifisme suicidaire
Lors de la soutenance de thèse de Julien Freund, le philosophe pacifiste Jean Hippolyte se serait écrié que si le thésard avait raison quand il affirmait que la catégorie de l’ami-ennemi fondait la politique, alors il ne lui restait plus qu’à « cultiver [son] jardin ». À quoi Julien Freund aurait répondu : « Je crois que vous êtes en train de commettre une autre erreur, car vous pensez que c’est vous qui désignez l’ennemi, comme tous les pacifistes. […] Or c’est l’ennemi qui vous désigne. Et s’il veut que vous soyez son ennemi, vous pouvez lui faire les plus belles protestations d’amitiés. Du moment qu’il veut que vous soyez son ennemi, vous l’êtes. Et il vous empêchera même de cultiver votre jardin. »
Estomaqué par cette leçon de réalisme politique, Jean Hippolyte aurait répondu : « Dans ce cas, il ne me reste plus qu’à me suicider. » En un sens, le philosophe a raison : vivre, c’est se battre, et le plus sûr moyen d’atteindre une paix kantienne perpétuelle est encore de se laisser mourir. C’est la raison pour laquelle le culte public rendu à la paix, au Japon comme en Union Européenne (d’ailleurs récipiendaire du prix Nobel de la Paix en 2012), m’inquiète au plus haut point. Qu’on ne se méprenne pas sur les causes de mon inquiétude : je suis infiniment reconnaissant de ne pas avoir connu les maux de la guerre, et j’espère ne jamais les connaître même si je suis trop pessimiste pour y croire trop fort. La paix est un bien chérissable, comme l’environnement. Ce n’est juste pas une valeur civilisationnelle.
La liberté avant la paix
La paix, c’est la valeur de l’écolier frêle qui donne sa collation au caïd de la cour de récré pour ne pas recevoir une autre baffe. La paix, c’est la valeur de l’épouse couverte d’hématomes qui sert avec diligence une cinquième bière à son mari parce qu’il a la main leste. La paix est la valeur des esclaves apeurés qui s’humilient pour échapper aux coups de bâton de leurs maîtres. À l’inverse, pour pouvoir « cultiver son jardin » en paix, il faut paradoxalement se tenir prêt à renoncer à cette paix.
Au risque de nous répéter : la paix est un bien chérissable, mais ce n’est pas une valeur. La vie non plus, d’ailleurs. La liberté est une valeur, et pour la défendre contre les ennemis qui nous désignent, il faut parfois renoncer à la paix, prendre les armes et risquer sa vie. Espérons que les Européens comme les Japonais retiennent cette leçon, sinon l’histoire pourrait bien la leur enseigner de la pire des façons.
Nicola Tournay