TURQUIE : La conversion forcée de Sainte-Sophie sera-t-elle notre Anschluss?

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Hagia Sophia Sainte-Sophie Istanbul Turquie
Photo de Konevi provenant de Pexels Hagia Sophia Sainte-Sophie Istanbul Turquie

Se référer à l’histoire, et en particulier à la seconde guerre mondiale peut s’avérer délicat car à force d’abuser des rapprochements, on a fini par la galvauder. Le fameux point Godwin est là pour nous le prouver. Pourtant, dans certains cas, il est important de convoquer cette histoire car tous les éléments qui le justifient sont réunis. Quand Michel Onfray insiste sur la notion d’islamo-fascisme, ce n’est ni  anodin, ni déplacé. Malheureusement.

De la même façon, la Turquie d’Erdogan, prête dangereusement le flanc à ce type d’analogie. Fin des années 1990, au début de son règne, Erdogan n’a pas cherché à faire le cachotier en livrant son plan d’action: «  Les mosquées sont nos casernes, les coupoles nos casques, les minarets nos baïonnettes, les croyants nos soldats ». En 2017, il remettait ça sous une forme plus opérationnelle en invitant les femmes turques implantées en Europe à faire cinq enfants plutôt que trois. Comme c’était exprimé en turc et adressé à des Turcs, nos responsables politiques pourront toujours invoquer qu’ils avaient piscine ou que les sous-titres n’étaient pas lisibles pour justifier leur absence de réaction face à des propos d’une telle violence. 

Toujours plus enclin à l’ingérence, voire à la colonisation, Erdogan semble prendre un malin et grandissant plaisir à humilier les autres chefs d’Etat, qu’ils soient allemand, syrien, belge ou même russe et américain. Personne ne semble vraiment vouloir se dresser pour faire cesser ses agissements. Son cas est devenu tellement problématique qu’il a réussi à paralyser le bon fonctionnement de l’Otan. Et tout le monde, pour des raisons diverses, semble s’en accommoder.

Aujourd’hui, en transformant Sainte-Sophie, en mosquée, non sans avoir prévenu la communauté internationale de ses intentions (depuis 2013), Erdogan nous entraîne dans un processus particulièrement agressif. 

Peut-on pour autant parler d’Anschluss? Pour répondre à cette question qui fâche, nous nous sommes tournés vers Alexandre del Valle, géopoliticien spécialiste du Moyen-Orient dont le dernier ouvrage co-écrit avec Emmanuel Razavi et paru en 2019 chez L’Artilleur, Le Projet, replace l’évolution récente de la Turquie dans le contexte de la croisade idéologique – mais pas seulement – menée par Frères musulmans. 

A l’entendre, « la conversion de Sainte-Sophie est une provocation très forte, mais il ne s’agit pas d’une annexion de territoire au sens propre. Il s’agit avant tout d’un acte de « dékémalisation ». Par contre ce qui peut être assimilé à l’Anschluss, et ce n’est pas neuf, c’est l’annexion du Nord de Chypre qui remonte à 1974. Aujourd’hui, avec Erdogan, cette politique expansionniste guidée par la volonté de s’imposer dans une zone très riche en gaz dans les parties méridionale et orientale de la Méditerranée prend des proportions véritablement inquiétantes. La Turquie a annexé de facto des territoires au Nord de la Syrie, avec l’accord tacite des Américains et des Russes. Elle entend coloniser l’Ouest de la Libye sous prétexte qu’il y subsistent des descendants de populations turques. Mais surtout, elle veut étendre ses zones économiques exclusives (ZEE) dans des espaces maritimes situés en Mer Egée et autour de Chypre, et cela même en dehors de la zone qu’elle a envahie. Elle pourrait être tentée de provoquer la Grèce et de l’attirer dans un conflit armé dont cette dernière ne pourrait pas sortir indemne. Car qui viendrait secourir la Grèce… Il est surtout très probable que la Grèce soit invitée par « le concert des nations » à céder une partie de zone maritime. 

Navires de guerre
Image par Defence-Imagery de Pixabay Navires de guerre

En effet, comme par le passé, c’est une attitude munichoise qui prévaut, à la notable exception de la France dont il faut saluer l’attitude courageuse. En effet, sa marine a failli être attaquée par un navire de guerre turc escortant un bateau « humanitaire »  qui se livrait à des approvisionnements illégaux en Lybie et qui voulait se soustraire au contrôle des Français chargés de surveiller cette zone. Même durant la guerre froide, un tel incident n’était jamais arrivé.

Suite à cet incident majeur, la France a convoqué l’ambassadeur de Turquie pour s’expliquer devant une Commission d’enquête du Sénat français. Ce dernier n’a pas caché ses motivations: La Turquie se sent lésée par le traité qui a fixé ses frontières en 1923 et les conteste.    

Dans ce contexte, on voit mieux à quoi correspond la transformation d’une basilique – désacralisée qui plus est – en mosquée. C’est vrai que pour un lecteur assidu de Libération, ça ne vaut pas un vol de santons dans une crèche de Haute-Provence. Pour les autres, notamment ceux qui s’intéressent à l’Histoire d’avant le point Godwin, c’est un geste lourd de sens.

Hagia Sophia, littéralement la sagesse divine, est la première basilique élevée dans le monde chrétien. Détruite et reconstruite à plusieurs reprises, elle fut conquise par les Ottomans en 1453. Cependant, au lieu d’être rasée, elle fut non seulement épargnée mais vénérée après avoir été transformée en mosquée. En 1934, Mustafa Kemal Atatürk, père de la Turquie moderne et fervent partisan de la laïcité, choisit de la désacraliser et de l’offrir à l’humanité. C’est ainsi que jusqu’au 10 juillet 2020, l’édifice resta un musée, accessoirement le deuxième lieu le plus visité en Turquie.  En brisant cette neutralité, Erdogan a envoyé un signal fort. Par contre, du côté des réactions, c’est assez mou…

On blâmera moins les Russes que l’UE. Avant toute chose, ils campent fermement sur leur position en Syrie pour étouffer un feu islamiste encore en train de couver. Isolés politiquement, ils sont forcés de composer avec le voisin turc. Par ailleurs, ils sont aussi logistiquement liés à la Turquie sur le plan énergétique. Sans tous ceux qui, durant des années, ont oeuvré  – Verhofstadt en tête – à appliquer la stratégie sorosienne de l’opposition entre l’UE et la Russie, un bloc occidental au sens élargi du terme aurait été en mesure de contenir les velléités du théocrate Erdogan. Nos élus ont opté pour la soumission à la Turquie qui non contente de jouer à merveille son rôle de vers dans le fruit au sein de l’Otan se paye aussi le luxe de faire chanter les Européens comme bon lui semble, que ce soit sur le dossier des migrants ou celui de la Lybie. 

Pire, Erdogan n’hésite pas à perturber le jeu électoral dans nos démocraties en instrumentalisant les larges minorités turques implantées en Europe. Zuhal Demir, actuelle ministre de la Justice de Flandre (NVA) en a fait les frais lors des dernières élections communales en 2018 lorsque l’AKP, parti d’Erdogan, a lancé un appel sur sa page officielle Facebook pour traiter Zuhal Demir d’ « ennemie de l’islam et de la Turquie ».

En rompant avec l’universalisme d’Atatürk et en transformant Sainte-Sophie en mosquée, Erdogan  fait coup double. Sur le plan intérieur, il donne des gages de fanatisme à  son électorat islamiste et à ses alliés fréristes tout en faisant diversion par rapport à une économie turque qui se contracte… une première en dix ans. Sur le plan extérieur, il indique que son fanatisme est totalement désinhibé et qu’en l’absence de l’intervention de tiers, il ne connaîtra aucune limite. Le message s’adresse autant à ses ennemis qu’à ses fans, parmi lesquels encore une fois « l’internationale frériste »…D’ailleurs, ce matin, elle était bien présente pour cette première prière, représentants du Qatar en tête. Quant aux représentations chrétiennes, il est prévu de les cacher derrière un rideau. 

A Istanbul, la Vierge Marie portera la burqa…

Dominique Dumont